Analyse 2007-21

Que signifient les phénomènes d’hystérie voire de violence collective de plus en plus marqués autour d’événements sportifs comme la coupe du monde de football, de rugby ou de hockey ? Pourquoi le sport a-t-il pris une place aussi considérable dans nos sociétés ? Qu’est-ce qui pousse monsieur Toutlemonde à un tel « fanatisme » ? Qu’est-ce qui fait courir les foules derrière les sportifs, les équipes, les athlètes ? Comment réagir à ce phénomène en famille ?


Le sport est très populaire. On le voit souvent comme une activité ludique, essentielle au bien-être physique, mais aussi comme un facteur d’émancipation sociale et culturelle. Certaines organisations voient même en lui un des facteurs qui permettra la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le Développement [1] . D’autres se soulèvent contre cette perception à sens unique et consensuelle et veulent faire apparaître le côté aliénant du sport, ses côtés économiques et même idéologiques.


Les bienfaits du sport


Les bienfaits du sport sont multiples. Nous ferons ici un bref tour d’horizon de la question. D’un point de vue individuel, l’exercice physique apporte un mieux-être physique que l’on connaît déjà : il permet de contribuer au développement musculaire harmonieux, de brûler l’excès de graisse et de sucre, de réduire le surpoids, d’être un facteur essentiel de bonne santé respiratoire, d’assurer un meilleur équilibre nerveux, etc. D’un point de vue plus collectif, le sport peut être vu comme un moyen d’éducation et d’apprentissage, mais aussi comme un vecteur de lien social. Face à la perte du lien et des valeurs qui fondaient encore hier le collectif, le sport permettrait une nouvelle construction de ces liens, car il polarise autour de lui les individus de la société entière (outre les différences économiques et culturelles). C’est une des raisons pour lesquelles la pratique d’un sport collectif est souvent considérée comme un vecteur d’intégration pour les populations d’origine immigrée.


« L’opium du peuple »


Quand il s’agit de parler de sport, d’autres font état d’un tout autre point de vue. Ceux-là n’hésitent pas à comparer le sport avec « l’opium du peuple », à l’instar de la célèbre formulation marxiste. Et à ce propos, Pierre de Coubertin disait déjà il y a un siècle : « Le sport est le plus grand apaiseur qu’il soit ».


Plus que jamais, le sport sature notre espace et notre temps : il représente des centaines de millions de « licenciés », des milliards de téléspectateurs, il a une énorme importance dans le commerce mondial et dans le monde politico-financier [2] . Le sport est très populaire. Michel Caillat, sociologue français membre du Mouvement Critique du Sport, en donne les raisons.

 

  • D’abord, il fait naître des émotions. Par l’activité en elle-même, mais surtout par la manière dont il est relayé par la presse : le sport est monté en spectacle, faisant apparaître un réel suspense et une construction dramaturgique.
  • Ensuite, il est un univers simple, binaire, immédiatement parlant : les gens peuvent facilement s’approprier cet univers pour peu qu’ils suivent un peu les compétitions (ce qui est possible notamment grâce à la télévision).
  • Enfin, le sport met en scène et théâtralise les valeurs fondamentales de notre société (comme le mérite ou la justice), il créé du lien social et il résout le problème de la quête du sens et de la perte du lien. « Même s’il n’en revêt pas tous les caractères (les formes), le sport est devenu la religion des temps modernes. Comme elle, il fonctionne suivant un pôle de valeurs indiscutables et un ensemble de pratiques à prétention universelle. C’est par le jeu des identifications collectives, de la contemplation dormitive d’exploits, qu’opère ‘l’opium du peuple’ » [3] . Quand Marx parlait de la religion comme opium du peuple, il y voyait un effet aliénant. Certains auteurs identifient cette fonction dans le sport. « Le supporter participe à l’action et fait du sport par personnes interposées. Il vibre, il s’enthousiasme, mais ne bouge que sur place ; il s’agite frénétiquement. Curieux cas d’aliénation. Avec le sport, activité incompatible en apparence avec l’illusion, nous nous retrouvons en fait avec une image inversée, compensation de la vie quotidienne » [4] . Comme d’autres formes d’aliénation, l’aliénation sportive n’est pas ressentie comme telle par ceux qui la subissent. Par contre, elle fait intervenir des notions de plaisir et de jouissance qu’on retrouve moins ailleurs. C’est ainsi qu’un bon nombre de dictateurs ont utilisé la pratique physique et le sport comme un élément dans la construction de leur propagande.

Le sport, malgré la valeur politique qu’on peut lui conférer, se présente plutôt comme un espace de neutralité. Il y a une certaine ambivalence à ce niveau car les enjeux politiques qui le traversent sont multiples. Ils s’expriment, par exemple, dans le fait que le sport est porteur de représentations du monde et de valeurs, que les personnes vont pouvoir incorporer inconsciemment. Certaines de ces valeurs expriment un projet de société notamment sécuritaire, autoritaire et cadenassé par le capitalisme (le culte du chef, l’idéal de la pureté, négation de la lutte des classes, anti-intellectualisme, l’exploitation du sentiment religieux des masses, exacerbation de l’individualisme et du mérite, etc.). A propos de ces valeurs, Yves Le Pogam note que le système sportif (mis en lien avec la religion) appartient plutôt à une « mystique de droite ». Notamment parce qu’il privilégie le plus fort sur le plus faible, l’opprimant sur l’opprimé le gagnant sur le perdant, la mesure, le score, le rendement « (...) il privilégie aussi, en tant que spectacle de masse, l’image du mouton de Panurge » [5].


Au niveau idéologique, il y aussi une certaine tendance à penser que, grâce au sport, on va pouvoir résoudre les problèmes que l’on ne peut (ou veut) pas résoudre par le politique et le social. Il est alors perçu comme ce qui va permettre d’apaiser les citoyens face aux problèmes sociétaux : « Parmi toutes les actions permettant de lutter contre la déperdition du lien, le sport apparaît idéologiquement comme une pratique intégrative permettant de panser les plaies de la société répercutées » [6] . C’est notamment de cette manière que, lors des grands événements sportifs internationaux, apparaît l’idée que les différents pays, grâce à ces rencontres sportives, vont pouvoir communiquer et échanger sur un mode plus neutre et plus démocratique que lors des rencontres officielles. Cette idée de renouer des relations diplomatiques grâce au sport est révélateur des enjeux que l’on place derrière cette pratique sociale et culturelle. Et les exemples sont multiples... En Belgique, on a pu en déceler un récemment : ce n’est pas un hasard et ce n’est pas innocemment que nos futurs dirigeants, englués dans les négociations gouvernementales, apparaissent régulièrement ensemble dans un stade de football, encourageant de surcroît ensemble la même équipe (ce n’est pas pour rien qu’Yves Leterme médiatise le fait qu’il soit supporter du Standard de Liège, équipe francophone). Ou encore, après une victoire française à la coupe du monde, de nombreux commentaires associaient cette réussite à la fin de l’extrême droite en France, à l’intégration réussie et à la nation réconciliée puisque l’équipe gagnante était constituée de personnes d’origines diverses, notamment issues de l’immigration.


On peut aussi reprocher au sport d’être trop enclavé dans le domaine économique. Cet enclavement se traduit par de multiples éléments. Tout d’abord, si le sport se veut (ou si on fait de lui) un facteur d’unité, la réalité est différente. Le sport du riche (le ski, le golf, l’équitation, le polo, le tennis...) et du pauvre (le football, le basket, la boxe....) sont clairement établis. Ensuite, à un niveau plus médiatique, le sport est devenu très cher : le prix pour une retransmission télévisée d’un soir est colossal. Les sommes empochées par les sportifs, le prix auquel on les achète sont aussi titanesques. Cela sans compter le poids des sponsors : grâce à ces mêmes sportifs, les entreprises s’offrent une énorme visibilité. Dans le cas de sports moins populaire, c’est encore autre chose : ce sont les sponsors qui permettent de faire vivre le sportif, de continuer à ce qu’il pratique sa discipline.


Mais le sport n’est pas encore assez étudié par les sciences humaines, indique Caillat. « Si l’on tient pour acquis que l’intelligence devient paresseuse lorsqu’une société devient consensuelle, on comprend mieux pourquoi le sport ne fait pas l’objet de connaissances mais de croyances, d’adoration aveugle ou de rejet irréfléchi » [7] . Analyser le sport, comme toute autre institution, c’est aussi analyser la société. Et pourtant, il s’agit d’une institution et d’un fait social qui reste à l’abri des oppositions de points de vue qui agitent les autres institutions. Il ne faut donc pas reproduire cette pensée populaire qui fait du sport un élément autonome, coupé de la société dans laquelle il s’enracine. Il faut au contraire mieux analyser les valeurs de rationalité, de marchandisation et de politisation liées au fondement du sport. Il faut aussi mieux comprendre et identifier la double polarité du sport : s’il génère une socialité et un lien social (par l’émotion, les élans affectifs, l’identification, etc.), il se structure sur des réseaux construits sur la recherche du profit économique ou politique. De la même manière, le sport fait apparaître le thème récurrent de la grande solidarité sportive et à contrario, on peut noter que la logique interne de toute situation de compétition sportive met l’accent sur ce qui sépare, ce qui classe et distingue.


Pour Couples et Familles, la gestion de cette réalité dans le contexte familial pose des questions particulièrement cruciales. En effet, à une époque où le surpoids tend à devenir un problème majeur de santé publique [8] , de nombreux parents se donnent pour objectif de motiver leurs enfants à la pratique régulière d’un sport. Dans le même temps, ils doivent les mettre en garde contre la logique interne du sport et de certains clubs qui poussent à la compétition à tout crin, fut-ce en laissant sur le banc les enfants les moins doués. Même tension entre la gratuité du sport et la logique financière qui le gouverne souvent, entre les valeurs pacifiques et de convivialité qui l’animent et la logique d’agressivité. En d’autres termes, les parents doivent à la fois inciter leurs enfants à se donner à fond dans leur pratique sportive et les inviter à l’esprit critique. Une tâche pas toujours évidente dans notre société, où ce sont forcément les aspects les plus mercantiles du sport qui sont massivement médiatisés et donnent lieu à des comportements souvent très éloignés des idéaux défendus par Pierre de Coubertin. [9]

 

 



[1] Pour engager le XXIe siècle sous de bons auspices, les États Membres des Nations Unies ont convenu de huit objectifs essentiels à atteindre d’ici à 2015. Voir http://www.un.org/french/millenniumgoals/
[2] Michel Caillat, « Religion des temps modernes, né avec le capitalisme, le sport est tout sauf un jeu », document du Mouvement Critique du Sport, http://1libertaire.free.fr.
[3] Idem
[4] Henri Lefebvre, cité par Michel Caillait dans « La dérive du sport de compétition : une aliénation normalisée »
[5] Yves Le Pogam, « Sport et lien social », Corps et Culture, N°3 (1998), Sport et lien social, URL : http://corpsetculture.revues.org/document409.html
[6] Idem.
[7] « Le sport » de Michel Caillat, aux Editions Cavalier bleu, Coll. Idées reçues, 2002.
[8] voir à ce propos le dossier NFF n°73, Dérives alimentaires, www.couplesfamilles.be/SPIP1.7.2/article.php3 ?id_article=110
[9] analyse réalisée par Marie Gérard, Couples et Familles

 

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