Analyse 2020-24

En septembre 2020, Couples et Familles a publié avec les éditions Feuilles Familiales Devenir parent, une obligation ?1, sa troisième étude de l’année 2020. L’occasion de faire le point sur l’évolution des positions de l’asbl en se replongeant dans d’anciennes publications…

Saviez-vous que les premières publications des Feuilles Familiales remontaient à la fin des années 19302 ? Depuis le début, les thèmes de prédilection sont le couple, la famille, l’amour, la sexualité et l’éducation. La fécondité du foyer, notamment, a été pendant de nombreuses années une thématique centrale des publications. Sans prétendre ici à l’exhaustivité, on relève quantité de titres sur ce sujet : une brochure Foyer fécond parue en 1952, l’ouvrage Amour et fécondité de J. Ferin et G. Ponteville (Casterman-Feuilles Familiales, 1964), Le couple et sa fécondité (Casterman-Feuilles Familiales, 1965) mais aussi, dans la collection Demain, revue écrite par les jeunes et destinée aux jeunes, le livre de poche Procréer en 1967. Plus tard, un dossier des Nouvelles Feuilles Familiales, celui de décembre 1981, se consacrait à la question Un enfant pourquoi ?.

Les Feuilles Familiales ont souvent rappelé l’importance de déconstruire le lien entre sexualité et procréation. Partant du principe que les couples stériles et les couples dont la fertilité a atteint son terme ont tout autant le droit de vivre une vie sexuelle épanouie, l’association trouvait en effet important de dissocier ces deux aspects de la vie de couple. Ce qui paraît aujourd’hui évident ne l’était pas forcément il y a plusieurs décennies, pour une association aux racines profondément chrétiennes, dans une société où l’Église et la religion catholiques étaient bien plus prépondérantes que ce que l’on connaît de nos jours.

La contraception pour une « parenté responsable »

Au tournant des années 1960, la pilule révolutionne le domaine de la contraception. Dans une volonté d’adaptation de l’Église au monde moderne, le concile Vatican II (1962-1965) se penche sur cette question, alors que la courbe de la natalité poursuit sa longue descente, amorcée au début du siècle3, tendance peu réjouissante aux yeux du Magistère. Ainsi, la constitution pastorale Gaudium et Spes, en 1965, met sur un pied d’égalité amour et procréation, ce qui est considéré comme un progrès, même si elle insiste toujours sur la mission procréatrice du couple4. Mais en 1968, l’encyclique Humanae Vitae rappelle finalement la position assez conservatrice du Vatican concernant le mariage et la régulation des naissances : l’abstinence périodique est le seul moyen de contraception autorisé et uniquement dans le but d’espacer les naissances. Cela doit se faire pour de « sérieux motifs », par exemple dans le but de garantir « l'harmonie et la tranquillité du foyer » et de permettre de réunir « de meilleures conditions pour l'éducation des enfants déjà nés5 ».

Ces positions officielles concernant la sexualité et la reproduction sont loin de faire l’unanimité au sein des fidèles et des organisations catholiques, au point que le « monopole moral de l’Église » est mis à mal par un discours alternatif de la part d’acteurs du paysage associatif catholique de l’époque6. Les croyants investis dans les organisations et les centres de conseils conjugaux qui soutiennent les couples et les familles sont déçus de ce pas en arrière du Vatican, qui montre combien la réalité du quotidien des femmes et les couples catholiques lui échappe7. Dans le numéro des Feuilles Familiales qui suit la promulgation de Humane Vitae, le Centre d’études, d’éditions et de consultations familiales propose une lecture critique de l’encyclique et ne manque pas de souligner les inégalités socio-économiques qui résulteraient d’une application stricte de ces préceptes :

« (…) si le droit à la libre détermination par les parents du  nombre et du moment de la venue de leurs enfants est en théorie reconnu à tous, le "non" sans condition à toutes autres méthodes que celles désignées comme naturelles, réserve pratiquement ce droit à des privilégiés8. »


Par « privilégiés », le Centre désigne les couples aisés financièrement, avec un certain niveau d’éducation et/ou dans lesquels l’épouse jouit d’un bon état de santé permettant « d’observer de manière satisfaisante » les températures et l’évolution des cycles, mais aussi les couples dont le rythme psychologique s’accorde au rythme biologique, « ce qui est fort rare9 ».

Ne s’en remettant donc pas à la vision de ce qui est licite ou non selon le Vatican, les Feuilles Familiales abordent, voire détaillent d’un point de vue aussi bien médical que pratico-pratique (avantages/inconvénients, pourcentage d’échec, etc.), les méthodes contraceptives dans plusieurs publications : les méthodes Ogino, des températures, du coït interrompu, le préservatif, le diaphragme, les spermicides, les dispositifs intra-utérins comme le stérilet, les pilules et plusieurs de ces méthodes combinées. Ce faisant, elles participent à l’éducation sexuelle de ses nombreux lecteurs et lectrices (plus d’une dizaine de milliers à cette période !).

Cela dit, si la régulation des naissances s’impose, c’est, selon les Feuilles Familiales de l’époque, pour « aimer authentiquement » et « réaliser la mission conjugale10 » (à savoir, avoir des enfants) en toute responsabilité : 

« Pour nous, la contraception ne peut être un choix contre la fécondité, mais une limitation de celle-ci en raison d’impératifs humains ; elle est au service d’une fécondité plus humaine. L’expression de "parenté responsable" suggérerait peut-être plus immédiatement l’intention dans laquelle est mise en œuvre, dans ce cas, la contraception11. »


Le concept de parenté responsable est en effet récurrent dans le vocabulaire de l’époque et dans les publications des Feuilles Familiales. Dans un numéro de 1973, il est défini comme suit :

« Mari et femme exercent une parenté responsable lorsqu’ils procréent consciemment dans l’amour, lorsqu’ils accueillent leurs enfants comme des personnes à aimer, à éduquer, lorsque leur projet de vie commune englobe cet accueil12. »


Pour assurer une parenté responsable, l’attention des parents doit donc se porter sur plusieurs points : leur épanouissement en tant que conjoints, le dialogue conjugal, la création d’un espace familial dans lequel chaque enfant est traité comme une personne différente de toutes les autres et reçoit sécurité et chaleur affective, tout en apprenant à s’ouvrir aux autres. Pour les Feuilles Familiales, la régulation des naissances permet d’assumer ces responsabilités. En effet, la procréation d’un enfant ne se conçoit alors pas sans une prise en charge de son éducation. Espacer ou limiter les naissances se justifie, dans ce contexte-là, pour accueillir et éduquer chaque enfant comme il se doit, en tenant compte de ses capacités matérielles et sociales. Toutefois, si les couples ne doivent pas se charger d’obligations qu’ils ne peuvent assumer, ils ne doivent pas non plus tomber dans un excès inverse, à savoir limiter trop les naissances. « Un plus grand nombre l’emporte sur un nombre restreint », écrit un couple dans un article justement intitulé « Parenté responsable » du numéro de Feuilles Familiales de novembre 196813.

Pas de remise en cause du désir d’enfant

Les Feuilles Familiales approuvent donc le recours à la contraception. Néanmoins, à l’époque, elles appellent quand même les couples à une fécondité généreuse. Dans ce discours, il n’y a pas de place pour un autre type d’expérience que la vie conjugale et la parentalité. En effet, la contraception est défendue dans le cadre d’un espacement des naissances, voire d’une limitation des naissances après plusieurs grossesses. Utilisée dans le but d’annuler toute fécondité, sans projet d’enfant, la contraception s’apparenterait par contre à de l’égoïsme à deux :

« La vraie sexualité est fécondité, car il n’y a pas de vrai amour conjugal qui ne soit en même temps désir de l’enfant, comme appel vers toujours plus d’amour. Désirer l’enfant, c’est désirer ce qui brisera l’égoïsme, ce qui sera pure gratuité. L’amour n’est et ne sera jamais exclusif. On ne s’enferme pas dans l’amour. On n’en jouit pas égoïstement, même à deux, sans l’appauvrir14. »


Même si l’équipe de rédaction du numéro dont est tiré cet extrait concède que, « [e]n dernier ressort, c’est aux conjoints seuls qu’il revient de déterminer avec réalisme le nombre d’enfants », elle met quand même en garde les couples qui refusent d’engendrer :

« Certains couples qui ont refusé de donner la vie et qui ont été très absorbés par une vie mondaine ou sociale animée, prennent conscience tout à coup, au moment où leur activité décroît, du vide de leur vie, du peu de chose qu’ils ont encore en commun : il leur manque une véritable raison de vivre ensemble. Sur le plan conjugal, ils n’ont rien créé d’original, qui perpétue leur union aux yeux du monde et à leurs propres yeux. Ils comprennent que s’ils ont évité les limites qu’imposent à la vie sociale les exigences de l’éducation d’un enfant, ils n’ont pas vécu du même coup, dans sa plénitude, une vie d’amour, qui doit nécessairement rejaillir et être créative15. »


Et cette mise en garde vaut également pour les couples qui, ayant choisi de ne donner naissance qu’à un seul enfant, risquent d’en faire un « chef-d’œuvre », un enfant « gâté », replié sur lui-même – « dangers » qui disparaissent, par contre, si l’unicité de la progéniture est involontaire : « Un enfant seul, en raison de contingences échappant à la volonté du couple, signifie déjà bien autre chose et constitue une augure moins défavorable à son véritable épanouissement16. »

Bref, ces extraits montrent que les clichés sur les couples sans enfant – égoïstes, pas véritablement épanouis, en proie aux regrets – et l’appel à la « norme », qu’on entend encore actuellement, ne sont pas récents et n’épargnaient pas les jeunes lecteurs de la revue à l’époque.

Cela dit, malgré ce que laissent penser certaines tournures de phrases, les Feuilles Familiales ne définissent pas la fécondité comme strictement parentale. Celle-ci se situerait déjà dans l’amour conjugal, « car reconnaître le conjoint c’est le faire naître », mais aussi et surtout dans l’ouverture à l’autre :

« Pourtant le couple ne devient tout à fait lui-même qu’en s’ouvrant aux autres. En acceptant, à n’importe quelle étape de la route conjugale, l’ouverture de la vie – et cela ne signifie pas seulement ni nécessairement des enfants – le couple s’affermit (…)17 ».


Les Feuilles Familiales acceptent également l’idée que la « fécondité » d’un couple involontairement infécond puisse traduire différemment, dans « d’autres formes de créativité commune18 ».

Un monde sans avenir ?

En 1981, la question de savoir s’il est insensé de faire un enfant dans le contexte de l’époque, marqué par la guerre froide et la course à l’armement, fait irruption dans les Nouvelles Feuilles Familiales, dans le dossier Un enfant pourquoi ?. Cette interrogation n’est pas sans rappeler les craintes aujourd’hui formulées par certains jeunes, relatives à l’état du monde et particulièrement au réchauffement climatique, et qui motivent ou confortent leur choix de ne pas devenir parent, ou de limiter les naissances.

Et si donc avoir un enfant était insensé ? D’après la publication de 1981, cette question survient surtout après la deuxième ou la troisième naissance. Plutôt que d’y répondre directement, ce qui n’est finalement pas leur rôle, les Feuilles Familiales retournent la question (« Un enfant, pourquoi pas ? ») et inversent la pensée : au lieu de croire qu’une naissance n’a de sens que dans un monde avec un avenir, il faut s’interroger sur ce que serait un monde sans enfant, sinon un monde sans avenir. Faire un enfant reviendrait donc à faire le choix « d’ouvrir l’avenir », le choix de la vie sur la mort – une vision des choses qui, même si elle admet une diversité d’opinions, tend toujours à invalider le non-désir d’enfant.  

Aujourd’hui, que penser de tout cela ?

En 2020, la publication du dossier Devenir parent, une obligation ? montre combien, au fil des années, la position de l’asbl a su évoluer tant sur le contenu que sur la manière d’exprimer son point de vue. En effet, l’association a suivi naturellement l’évolution de la conception du couple et de la famille, sa diversification, sa complexification, incluant toutes les manières de faire famille, sans plus se centrer sur un modèle qui soit exclusivement celui du couple parental, marié, hétérosexuel. Là où les Feuilles Familiales des années 1960 n’envisageaient pas pour les couples un autre chemin que celui de la parenté, Couples et Familles conçoit tout à fait, aujourd’hui, que des personnes puissent ne pas désirer d’enfant. L’asbl souhaite d’ailleurs que disparaissent les préjugés d’un autre temps qui les visent.

Le discours de l’asbl a également changé dans sa forme. Même si elles affirment, en 1967, que les « époux sont finalement les seuls juges de leur choix : ils peuvent refuser l’enfant ou en limiter le nombre », les Feuilles Familiales de l’époque adoptent un ton normatif en poursuivant : « Mais il est indispensable que ce choix soit longuement réfléchi pour qu’il ne résulte pas de l’égoïsme de l’un ou l’autre conjoint ou bien plus souvent du couple lui-même, ni d’une vision étriquée de leur vrai bonheur de couple19. » Aujourd’hui, comment prétendre définir le « véritable sens de l’union des époux » ? Il revient à chaque individu, en couple ou non, marié ou non, de construire ses relations de la manière dont il l’entend et de faire les choix qui lui semblent opportuns. Si l’éducation sexuelle reste un de nos chevaux de bataille, nous ne voulons plus qu’elle véhicule une seule conception de la sexualité et de la famille. Nous voulons nous détacher des normes qui enjoignent aux jeunes de devenir parents, des normes qui déterminent le « bon » nombre d'enfants à avoir ou encore la « bonne » manière de les éduquer. Nous ne sommes plus là pour valider ou invalider les choix et l’expérience des autres comme cela a pu être le cas autrefois20. Par contre, nous voulons continuer de défendre l’égalité entre les partenaires, le respect mutuel, la dignité de chaque membre de la famille, la créativité commune sous toutes ses formes. Pour Couples et Familles, ce sont ces repères-là qui doivent nous guider dans nos choix21.

 

 

 

 


 

1.  Pour la commander, laissez un commentaire sous cette analyse ou envoyez-nous un e-mail à l’adresse info@couplesfamilles.be. Vous pouvez également nous joindre par téléphone au 081/450299.
2. Pour découvrir une partie de l’histoire des Feuilles Familiales, voir DENIS Ph., « Les Feuilles Familiales, toute une histoire », Revue d’histoire ecclésiastique, 84, 1989/2.
3. En dehors de l’effondrement des naissances pendant les deux guerres mondiales et des baby-booms qui ont suivi, le 20e siècle est marqué par une baisse progressive du nombre de naissances. Pour un aperçu de l’évolution du nombre de naissances en Belgique, voir https://statbel.fgov.be/.
4. CROSETTI A.-S., « Pierre De Locht, ce transgresseur ? », dans VANDERPELEN-DIAGRE C. et SÄGESSER C. (éd.), La Sainte Famille. Sexualité, filiation et parentalité dans l’Église catholique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2017, pp. 77-92.
5. Humanae vitae. Lettre encyclique de Sa Sainteté le Pape Paul VI sur le mariage et la régulation des naissances, 25/07/1968 : http://www.vatican.va/.
6. CROSETTI A.-S., op. cit.
7. CROSETTI A.-S., « The 'Converted Unbelievers': Catholics in Family Planning in French-Speaking Belgium (1947-73) », Med. Hist., 64/2, 2020, pp. 267-286.
8. « À propos de Humane Vitae », Feuilles Familiales. L’amour et la vie, 10, octobre 68.
9. Ibid.
10. « Amour, vie et contraception », Feuilles Familiales. L’amour et la vie, 7-8, juillet-août 1973.
11. Procréer, Feuilles Familiales (Demain), 1967.
12. « Amour, vie et contraception », op. cit.
13. « Parenté responsable », Feuilles Familiales. L’amour et la vie, 11, novembre 1968.
14. Procréer, op. cit.
15. Ibid.
16. Ibid.
17. Ibid.
18. « Amour, vie et contraception », op. cit.
19. Procréer, op. cit.
20. MASQUELIER J. et VANDERPELEN-DIAGRE C., « "Normal", "souhaitable" ou "frauduleux" ? Discours catholiques sur la sexualité dans la Belgique des années 1950-1960 », dans VANDERPELEN-DIAGRE C. et SÄGESSER C. (éd.), op.cit., pp. 55-66.
21. Analyse rédigée par Sigrid Vannuffel.


 

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