Analyse 2019-08

Au début du mois de janvier, l’auteur, critique et chroniqueur Yann Moix confiait dans une interview donnée à Marie-Claire qu’il ne pourrait se résoudre à aimer une femme âgée de plus de cinquante ans sous prétexte que « le corps d’une femme de cinquante ans n’est pas extraordinaire du tout ». Que penser de cette déclaration ? De quoi s’indigner ? De nombreux articles ont été publiés à la suite de cet épisode médiatique. Avec quelques mois de recul, c’est au tour de Couples et Familles de se pencher sur les questions soulevées par une telle déclaration. 

De nombreux sociologues se sont intéressés à la différence d’âge au sein du couple. Il ressort de leurs études que, dans la majorité des couples hétérosexuels, l’homme est plus âgé que la femme. Ce phénomène est même universel et atemporel. Bien que, dans nos sociétés contemporaines, l’écart d’âge au profit de l’homme ait tendance à se réduire et que les couples où la femme est plus âgée que son conjoint deviennent plus courants, une étude de l’Institut national des statistiques et des études économiques (INSEE) en France met en évidence que l’homme est en moyenne plus âgé de deux ans et demi que la femme avec qui il est en couple [1].

La différence d'âge au sein du couple

Cette tendance s’expliquerait par une préférence exprimée aussi bien par les hommes que par les femmes. Le choix des hommes se porterait sur des femmes plus jeunes, puisque motivé par des critères physiques. Les femmes, quant à elles, se projetteraient plus facilement avec des hommes plus âgés dont le niveau de ressources socio-économiques apparaît, de facto, comme plus avantageux [2]. Cela dit, cette dernière justification semble ancrées dans un schéma de pensée traditionnel sans doute vieux jeu. En effet, dans la plupart des couples désormais, la femme travaille et ne dépend plus financièrement de son mari – une raison qui explique probablement la réduction de la différence d’âge entre conjoints amorcée depuis plusieurs années.

Cette « norme » de l’homme plus âgé que la femme a pourtant la vie dure. Le regard de la société n’y est pas pour rien. François de Singly, sociologue du couple, explique qu’un homme fréquentant une femme plus jeune est considéré comme plus viril qu’un homme dont la compagne a le même âge ou est son aînée [3]. Par contre, la différence d’âge ne doit pas être trop marquée, au risque d’être la cible de nombreux préjugés [4] : au-delà de dix ou quinze ans d’écart, on prête souvent de mauvaises intentions à la plus jeune (« profiteuse », « vénale ») tout en collant une étiquette peu flatteuse à l’homme mûr (« pervers », « en crise de la quarantaine, de la cinquantaine »).

C’est justement cette grande différence d’âge, condition sine qua non à l’existence du désir de Yann Moix, qui a suscité – en partie – l’indignation. Le romancier semble pouvoir se projeter dans une relation avec une femme de vingt-cinq ans, soit la moitié de son âge, tandis qu’il n’envisage de s’intéresser aux femmes de cinquante ans que lorsqu’il en aura dix de plus. Mais il ne représente pas un cas isolé. En 2017, dans 10 % des couples hétérosexuels français, l’homme a au moins dix ans de plus que sa partenaire [5].

Jeunesse et canons de beauté

La logique naturelle selon laquelle les hommes sont attirés par les femmes plus jeunes pour leur fertilité et leur fécondité potentielle [6] ne peut à elle seule expliquer cette préférence. D’autres raisons s’y ajoutent, comme la spontanéité et la disponibilité sexuelles, le fait qu’elles n’aient bien souvent pas d’enfants et qu’elles ne songent pas encore à en avoir, ainsi que l’éclat social qu’elles dégagent [7]. Puis, il y a la beauté aussi, dont les canons sont intrinsèquement liés à la jeunesse. On suppose : être svelte et dynamique, avoir la peau lisse et douce, le teint frais et bronzé, les seins et les fesses fermes. Pas de rides, pas de signes de fatigue, bref « un corps extraordinaire », selon Moix.

De nombreuses femmes ont voulu prouver au polémiste que ces critères pouvaient être remplis, et généreusement, après cinquante ans [8]. Celles qui ont joué ce jeu, dans le but de donner tort à Yann Moix, lui ont en fait donné raison [9]. En objectifiant leur corps, elles ont involontairement desservi la cause féministe ou en tout cas renforcé le standard qui lie beauté et jeunesse. Cette minorité de femmes, dont le corps ne reflète au final pas l’âge, a sans doute rendu plus « invisibles » encore – pour reprendre le terme du polémiste – leurs comparses « ordinaires » de plus de cinquante ans.

Pour beaucoup d’hommes, la beauté des femmes s’estompe avec le temps. Leur attirance sexuelle pour elles décline alors. En amalgamant la femme à la beauté qu’elle incarne et la beauté au désir, celle-ci devient un objet physique. On se demande alors quelle considération ces hommes ont pour son intellect et sa personnalité. Heureusement, souvent, c’est un niveau semblable de maturité qui unit les deux conjoints d’âge différent, et pas seulement une attirance physique [10].

De toute manière, la jeunesse a-t-elle le monopole des critères de beauté ? Le poids des années détruit-il le corps ou l’enrichit-il ? Pour répondre à Yann Moix, certaines femmes, au lieu de dévoiler leur corps, ont préféré faire le plaidoyer des rides et des cicatrices, qui sont autant de marques d’une vie remplie de bonheurs et d’infortunes, de moments partagés et d’histoires à raconter [11].

Une objectification supplémentaire

Pour l’écrivain, le physique de la femme qu’il fréquente est tellement important qu’il favorise un type de femme en particulier. Non seulement elle doit être belle – et donc plus jeune – mais aussi d’origine asiatique (« Je ne sors qu'avec des Asiatiques. Essentiellement des Coréennes, des Chinoises, des Japonaises »). Dans l’interview, Yann Moix reconnaît, avec un recul plutôt froid, faire preuve de racialisme. Cette préférence est probablement issue d’un fantasme fondé sur des stéréotypes répandus, tels que « les filles asiatiques savent bien cuisiner » voire qu’elles sont « exotiques, douces, souples, arrangeantes, dévouées au bon plaisir de l’homme » [12]. Mais choisir une compagne en fonction de son type anthropologique, n’est-ce pas là une objectification supplémentaire ? Peu semble importer à Yann Moix la personnalité de la jeune femme tant qu’elle affiche des traits physiques asiatiques, comme si toutes ces femmes étaient interchangeables. C’est ce qu’entendent dénoncer Julie Hamaïde et Grace Ly, fondatrices du magazine Koï, consacré aux cultures et communautés asiatiques en France [13].

La maladresse de l’affirmation

S’ils ont été l’occasion de développer une réflexion sur la société, reste que les désirs et les malédictions de Yann Moix ne nous concernent pas. Le sentiment amoureux est personnel et la beauté, intrinsèquement subjective. Chacun est encore libre d’éprouver du désir comme il l’entend et, sur ce point, le chroniqueur a raison de dire qu’il n’a « pas à répondre au tribunal du goût » [14]. Là où le bât blesse, au-delà des stéréotypes véhiculés, c’est dans la formule choisie. Le tollé généré par la malheureuse phrase vient probablement, aussi, de sa tournure. « Le corps d’une femme de cinquante ans n’est pas extraordinaire du tout » résonne comme une affirmation sans appel et oublie les précautions de style qui sont d’usage lorsqu’on donne son point de vue. La remise en contexte est ici nécessaire : dans les questions précédentes, le romancier parle de lui, de ses déboires amoureux et de ses goûts (« (...) je suis incapable d’aimer une femme de cinquante ans », « Je trouve ça trop vieux »). Au milieu des autres phrases, celle concernant le corps des femmes de cinquante ans est maladroite ; sortie de son contexte, comme cela a été réalisé par de nombreux internautes et de nombreux médias, elle devient offensante et franchit la frontière de l’indécence.

En attendant, toute cette polémique a placé Yann Moix sous le feu des projecteurs. Celui qui s’est fait incendier sur les réseaux sociaux a bénéficié d’un éclairage médiatique très précieux pour la sortie de son dernier roman. Que la toile s’enflamme pour défendre la cause féministe et mettre en garde contre les injustices machistes – voire, le cas échéant, racistes – est certainement une bonne chose, tant que le contexte est resitué et que le débat ne laisse pas place à un procès public aux proportions démesurées [15].

 

 

 

 

[1] DAGUET Fabienne, « De plus en plus de couples dans lesquels l’homme est plus jeune que la femme », Insee Première, n° 1613, 01/09/2016. In : https://www.insee.fr/ (consulté le 24/02/2019).
[2] MIGNOT Jean-François, « L’écart d’âge entre conjoints », Revue française de sociologie, n°51-2, 2010, p. 281-320. In : https://webcache.googleusercontent.com/ (consulté le 24/02/2019).
[3] « Anatomie de la différence d’âge dans le couple », FranceInter, 01/09/2016. In : https://www.franceinter.fr/ (consulté le 24/02/2019).
[4] POIRIER Ségolène, « S’aimer malgré la différence d’âge », 23/01/2019. In : https://www.psychologies.com/ (consulté le 13/05/2019).
[5] PAPON Sylvain, « En 2017, dans deux tiers des mariages entre personnes de sexe différent, la femme est plus jeune que son mari », Insee Focus, n° 146, 26/02/2019. In : https://www.insee.fr/ (consulté le 13/05/2019).
[6] MIGNOT Jean-François, op. cit.
[7] COCQUEBERT Vincent, « L’irrésistible attrait de la jeunesse ». In : https://www.marieclaire.fr/ (consulté le 13/05/2019).
[8] On pense notamment à la photo que la journaliste Colombe Schneck a postée sur Instagram, illustrant ses fesses de femme de cinquante ans. « Yann Moix "incapable d'aimer une femme de 50 ans", ces femmes lui répondent »,  HuffPost, 07/01/2019. In : https://www.huffingtonpost.fr/ (consulté le 24/02/2019).
[9] Deux articles, qui tirent des conclusions quelque peu contradictoires, sont intéressants à cet égard : PROUST Jean-Marc, « On a sauté à pieds joints dans le piège de Yann Moix », Slate, 09/01/2019. In : http://www.slate.fr/ (consulté le 24/02/2019) et DABBOUSSI Nina, « Le piège Yann Moix ou comment la société nous demande de nous justifier de vieillir », Fais pas genre, 16/01/2019. In : https://faispasgenre.fr/ (consulté le 24/02/2019).
[10] POIRIER Ségolène, op. cit.
[11] « VIDÉO - Yann Moix sur RTL : "Je n'ai pas à répondre au tribunal du goût" », RTL, 07/01/2019. In : https://www.rtl.fr/ (consulté le 25/02/2019).
[12] DABBOUSSI Nina, op. cit.
[13] HERARD Mathilde, « VIDEO. "Ça veut dire qu'on est des objets interchangeables" : elle dénonce les propos de Yann Moix sur les femmes asiatiques », FranceInfo, 10/01/2019. In : https://www.francetvinfo.fr/ (consulté le 25/02/2019).
[14] « VIDÉO - Yann Moix sur RTL : "Je n'ai pas à répondre au tribunal du goût" », op. cit.
[15] Analyse rédigée par Sigrid Vannuffel.

 

 

 

 

 

 

 

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