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Analyse 2017-34

L’affaire Wenstein a provoqué la dénonciation publique de milliers d’actes de harcèlement sexuel, notamment par le biais des réseaux sociaux. Quel regard critique peut-on porter sur ce phénomène ?

L'affaire Harvey Weinstein, producteur de cinéma américain très influent, a éclaté en octobre 2017. Les rumeurs et les plaisanteries à propos de Wenstein étaient déjà courantes. On le qualifiait de prédateur sexuel et on l’accusait de monnayer son influence dans le cinéma par des faveurs sexuelles consenties ou non. Le 5 octobre 2017, le New York Times et le New Yorker révèlent l’affaire au grand jour et rapportent qu'une douzaine de femmes accusent Harvey Weinstein de harcèlement sexuel, d’agression sexuelle ou de viol. À la suite de ces accusations, de nombreuses autres personnalités féminines de l'industrie du cinéma accusent Weinstein de faits similaires. Weinstein dément avoir eu des relations sexuelles non consenties.
Peu après la révélation des premières accusations, Harvey Weinstein est licencié de sa compagnie, la Weinstein Company, et exclu de l'Academy of Motion Picture Arts and Sciences et d'autres associations professionnelles.

#balancetonporc

Suite à l’éclatement de l’affaire, Sandra Muller, une journaliste travaillant pour la Lettre de l’audiovisuel envoie un tweet où elle incite les femmes à dénoncer les auteurs de harcèlement sexuel. « #balancetonporc ! Toi aussi raconte en donnant le nom et les détails d’un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends. » 
Le hashtag fait le buzz et suscite en quelques jours des millions de réactions dans le monde, signe qu’il a fait mouche et rejoint la préoccupation de très nombreuses femmes et libère tout à coup leur parole. Comme toute initiative qui rencontre un grand succès, elle suscite aussi le débat. Partisans et opposants s’affrontent, mais tous doivent au moins reconnaître que cette, libération de la parole a un effet positif sur les femmes, qui se confient parfois dix ou vingt ans après les faits. Elles se libèrent d’un non-dit et peut-être des effets pervers que ce traumatisme a provoqué en elle.
Il est indéniable également que le recours aux réseaux sociaux démultiplie l’effet des dénonciations. Il s’agit véritablement d’une nouvelle arme, très puissante, dont se dotent dans ce cas les féministes. Reconnaissant le caractère significatif et nouveau de cette mobilisation, le Time en a d’ailleurs  fait la une de son numéro du 6 décembre, en reconnaissant comme personnalité de l’année 2017 les briseurs de silence (The silence breakers). La couverture du magazine fait figurer les actrices Ashley Dudd, la chanteuse Taylor Swift et l’ex-employée d’Uber Susan Fowler, parmi les premières à dénoncer des abus sexuels, ainsi qu’une femme au visage caché, en référence à celles et ceux restés anonymes. « Les actions galvanisantes des femmes de notre couverture, avec celles de centaines d’autres, et beaucoup d’hommes également, ont déclenché un des changements les plus rapides de notre culture depuis les années 1960 », a expliqué le rédacteur en chef de Time Edward Felsenthal en dévoilant ce classement, publié depuis 1927. « Pour avoir donné une voix à des secrets de polichinelle, pour être passés du réseau des chuchotements aux réseaux sociaux, pour nous avoir tous poussés à arrêter d’accepter l’inacceptable, les briseurs de silence sont personnalité de l’année », a-t-il ajouté, cité dans un communiqué du magazine.
« Les racines de ce prix - identifier la ou les personnes qui ont le plus influencé les événements de l’année - reposent sur la théorie historique du +grand homme+, une expression qui n’a jamais paru aussi anachronique », a-t-il encore estimé.

Un long chemin

Il faut pourtant se rappeler que l’affaire Wenstein et les réactions qu’elle a provoquées s’inscrivent dans une longue route des femmes face aux agressions masculines. L’affaire DSK en 2011 avait mis sur le devant de la scène les pratiques peu glorieuses d’une personne de pouvoir.

Plus récemment, en 2016, c’est Flavie Flament qui dénonce le viol dont elle a été l’objet de la part du photographe David Hamilton. Le pouvoir de l’abuseur repose ici sur sa réputation et sur le fait qu’il agresse de très jeunes adolescentes. Dénoncé tout d’abord sans le nommer dans un livre, par crainte d’un procès en diffamation, son nom devient rapidement public et d’autres femmes se joignent à Flavie Flament pour dénoncer des faits similaires. Le célèbre photographe finit par se suicider, échappant ainsi aux poursuites et à la Justice.

On peut aussi rappeler le film « Femme de la rue », réalisé par Sofie Peeters à Bruxelles en 2012 comme travail de fin d’études. Ici, il ne s’agit pas de la dénonciation de personnages célèbres, auteurs d’agressions qu’ils croient pouvoir se permettre en raison de leur pouvoir ou de leur argent, mais d’agressions quotidiennes dont peuvent être  victimes les femmes, simplement parce qu’elles se baladent seules en rue.
Le film, réalisé en caméra cachée dans les rues de Bruxelles, dévoile au grand jour les insultes quotidiennes que subissent les femmes. De la petite phrase de drague aux mots les plus grossiers, Sofie Peeters se prend des remarques plein la figure sans aucune raison. Le simple fait de marcher seule avec un style décontracté (et non provocateur) suffit.
Diffusé sur la chaîne flamande Canvas, ce film a provoqué de nombreuses réactions et secoué la population, suscitant même de nombreux échos dans la presse étrangère.
En Belgique, il provoquera la réaction de l’administration communale et du parquet de Bruxelles, qui concluent un accord imposant des amendes administratives de 250 euros à toute personne qui aura importuné une femme dans la rue. Un projet de loi est également déposé par la Ministre Joelle Milquet. Votée en 2014, cette loi condamne pénalement le sexisme : « Tout geste ou comportement qui méprise, gravement et publiquement, une personne en raison de son sexe peut entrainer une comparution devant le tribunal, une peine de prison ou une amende ». Si elle a le mérite d’exister et de dire haut et clair que de tels faits sont inacceptables, en pratique, peu de PV sont réellement dressés.

Risques de dérives

Si la parole a véritablement libéré bon nombre de femmes, il n’en reste pas moins qu’il faut être attentif à éviter les dérives. Comme l’ont fait remarquer plusieurs, un monde libre et démocratique est certes un monde où l’on peut dénoncer les agressions sexistes, mais c’est aussi un monde où l’on ne condamne pas les gens sans enquête, sans procès, sur la seule base de déclarations faites parfois vingt ans après les faits. En Belgique, le souvenir de l’affaire Dutroux est encore présent et l’on se souvient que dans la foulée, de nombreuses dénonciations pour abus pédophiles ont eu lieu. Celles qui se sont déroulées dans l’Eglise catholique ont d’ailleurs trouvé une issue il n’y a guère. Certaines victimes ont bénéficié comme ici de la libération de la parole, mais il en fut aussi qui portèrent des allégations mensongères et malveillantes. Dans le contexte fortement émotionnel de l’affaire Dutroux, un certain nombre de personnes se sont vues à tort écartées de leur emploi et ont vu leur réputation détruite. Même si elles furent blanchies des années plus tard, le mal était fait. Il faut donc s’entourer d’un maximum de précautions dans ce genre de dénonciations généralisées, surtout lorsque le climat émotionnel dans la société porte à voir des prédateurs partout.
Si des actes répréhensibles ont été commis, il faut les dénoncer –et les réseaux sociaux offrent un outil considérable- mais il faut passer à l’étape suivante et déposer une plainte devant les juridictions compétentes, en étant conscient qu’il n’est pas toujours simple d’apporter des preuves de ce que l’on avance…

Le hashtag ne suffit pas

Si l’on ne veut pas en rester à un bouillonnement émotionnel, on ne peut donc se limiter à la dénonciation publique. Néanmoins, il faut reconnaître que cette ébullition médiatique a provoqué le débat public, par médias interposés. Des personnes, comme des associations, ont pu argumenter et défendre leur point de vue. Cela a alimenté la réflexion et les échanges de pas mal de personnes qui ne s’étaient peut-être jamais vraiment interrogées sur la question du harcèlement sexuel.

Au départ de ces échanges, les parents sont peut-être amenés à s’interroger sur leur propre approche éducative vis-à-vis de leurs enfants, filles et garçons. Comment éduquer les garçons pour qu’ils ne considèrent pas comme normal d’adopter une attitude agressive ou prédatrice vis-à-vis des filles ? Mais aussi comment ne pas faire reposer tout le poids de la prévention sur les filles tout en les armant pour se défendre dans ce monde inégalitaire ? Des associations proposent leurs services dans ce sens, notamment en dispensant des cours de self défense, qui permettent au minimum de se sentir plus sûr de soi dans l’espace public et de se permettre de répliquer de manière assertive aux propos ou gestes déplacés.

Enfin, ce bouillonnement médiatique devrait aussi permettre de faire évoluer l’attitude de la société, et cela à plusieurs niveaux, par exemple la formation des agents des forces de l’ordre qui accueillent les plaintes pour harcèlement dans les commissariats, la vigilance vis-à-vis de l’image des femmes véhiculées par les médias, la publicité ou les manuels scolaires, etc.

En tout cas, on peut au moins constater que ce genre d’affaire produit des fruits positifs. Peut-être pour la première fois de l’histoire, la peur change petit à petit de camp. Il n’y a plus que les femmes à avoir peur de potentiels agresseurs. Certains agresseurs, même ceux qui se croyaient protégés par leur pouvoir, commencent à craindre pour eux-mêmes. Il se raconte par exemple que Wenstein avait un réseau de personnes qui s’efforçaient d’acheter le silence de ses victimes.
Plus positif peut-être, le sentiment que de tels agissements sont inacceptables progresse. La bataille est loin d’être gagnée, bien sûr, mais un certain nombre d’attitudes sexistes sont progressivement moins acceptées dans l’espace public. C’est une évolution positive qui doit être favorisée par les pouvoirs publics en soutenant les associations qui s’efforcent au quotidien de déconstruire les stéréotypes sexistes et de favoriser le respect de toutes et de tous. [1]

 

 

 

 

 

 


[1] Analyse rédigée par José Gérard.

 

 

 

 

 

 

 

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