Analyse 2016-05

 

Face au phénomène de radicalisation de certains jeunes, comment les familles, mais aussi les associations qui les rassemblent, peuvent-ils agir, à la fois préventivement, mais aussi quand ils ont des craintes face à l’évolution de leur enfant ?

Généralement, les parents de jeunes radicalisés qui ont participé à un attentat tombent des nues quand ils apprennent que leur enfant a commis un tel acte et était membre d’un réseau terroriste. Ils ne s’y attendaient pas du tout et n’avaient rien vu venir. Il semble donc important d’informer tous les parents des signes auxquels ils doivent être attentifs.

Comment détecter les signes de radicalisation 

Pour Dounia Bouzar, fondatrice du CPDSI (Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam), il existe quatre indicateurs d’alerte qui, selon elle, ont permis d’améliorer la prévention en France. Globalement, elle insiste sur l’attention à porter davantage sur les signes de rupture plutôt que sur les signes religieux.

- Premier signe inquiétant : la rupture du jeune avec ses amis et ses pairs. A une question de ses parents qui s’inquiètent de ne plus le voir avec tel ou tel ami, le jeune répond qu’ils n’ont plus rien à se dire, ou que celui-là ne peut pas le comprendre.

- Cette rupture peut aussi se marquer dans les loisirs du jeune. La plupart des personnes qui se laissent embrigader rompent avec le sport qu’ils pratiquaient, mais aussi la musique, la peinture, etc. Ils le font sous différentes justifications : cela les distrait de leur mission, ce sont des activités du diable (la musique et la danse, par exemple).

- Le troisième signe est la rupture scolaire. Comme les enseignants sont présentés comme les représentants de la société qu’il faut combattre, on constate assez rapidement un décrochage scolaire. 

- En conséquence de ces ruptures vient souvent une rupture avec la famille, comme dans la plupart des dérives sectaires. La famille est présentée comme celle qui va s’opposer à la révolution intérieure du jeune et à sa volonté de se tourner radicalement vers la vérité qui va le libérer. Le recruteur pourra par exemple distiller des messages tel que celui-ci : « Si ta mère est plus importante que Dieu, ne te force pas, reste avec les endormis ! » 

La difficulté pour détecter un mouvement de radicalisation au départ de ces signes est évidemment que toute crise d’adolescence peut comporter de tels évolutions, mais à des degrés plus modérés et surtout moins rapides dans leur manifestation.

Le psychologue belge Jean-Claude Maes décrit ce phénomène de la rupture d’une autre manière. « Pour moi, ce qui caractérise les groupes dits sectaires, ce qu’ils ont en commun, n’est pas à repérer du côté des croyances, qui peuvent être bizarres (mais en dernière analyse, toute croyance finit par se heurter au réel), mais à repérer du côté des rituels. Quand il s’agit de grands groupes, ces rituels sont très institutionnalisés, donc très repérables. Quand il s’agit de petits groupes, ils peuvent avoir un aspect plus empirique. Petits et grands groupes ont en commun de ne proposer – et je dirais même, de n’autoriser – qu’un seul rite de passage, à savoir l’entrée dans le groupe, qui se présente, se définit résolument comme une coupure, coupure avec l’extérieur d’un point de vue spatial, coupure avec le passé d’un point de vue temporel. » [1]

Comment réagir ?

Le plus important pour les parents qui constatent ces signes de ruptures est sans doute alors de tout faire pour maintenir un lien. Comment ? D’après Dounia Bouzar, la plupart des parents (comme des autres proches d’ailleurs) essaient de discuter avec le jeune, de le raisonner. Le plus souvent, se placer ainsi au plan de la raison ne servira à rien. Les recruteurs ont distillé un discours qui avertit que les proches vont tenter de s’opposer. Et que cette opposition est le signe qu’ils ont été choisis par dieu pour une mission d’élection que les autres ne peuvent pas comprendre. Essayer de raisonner le jeune, a fortiori en faisant appel à l’imam ou au grand-père en raison de son « autorité »  ne fait donc souvent que confirmer à ses yeux qu’il est dans la vérité, qu’il est un « élu » dont ils sont jaloux.

Il est donc préférable de se situer au plan des émotions et des sentiments. Il faut essayer de faire appel à l’enfant qui subsiste quelque part dans le jeune, essayer de rappeler ou de mobiliser des souvenirs d’enfance qui pourront réveiller des émotions positives. Si les parents parviennent à maintenir un lien de cette façon, une cellule de déradicalisation peut alors intervenir en confrontant le jeune avec le témoignage de ceux qui sont revenus de ce parcours et peuvent témoigner de la duperie dont ils ont été victimes.

Des pistes politiques

Outre les actions individuelles que les familles peuvent mettre en place, éventuellement aidées par des cellules spécialisées, la société dispose de tout un éventail d’actions possibles face à ce phénomène. Certaines communes ont mis en place des cellules de déradicalisation que les parents inquiets peuvent contacter pour recevoir écoute et pistes d’action concrètes.

Une série de pistes législatives et réglementaires existent également, visant les renseignements à recueillir et recouper dans les quartiers, mais aussi sur internet ; des pistes répressives comme le retrait de la carte d’identité, etc. La difficulté de toutes ces mesures est qu’elles risquent de mettre en péril les droits fondamentaux de la majorité des citoyens et qu’il s’agit donc en permanence de garder un équilibre entre la recherche de la sécurité et la protection des droits et libertés individuels. Dans notre pays, les associations peuvent jouer ce rôle de vigilance et de dénonciation des dérives.

Mais les associations, en particulier les associations d’éducation permanente, ont sans doute un autre rôle à jouer, et ce vers l’ensemble de la population, et pas seulement les quelques familles qui craignent pour l’évolution de leur enfant.

Selon Felice Dassetto [2], spécialiste de l’islam et professeur émérite UCL, le travail de prévention doit s’inscrire dans quatre axes principaux.

- Approfondir la connaissance de l’autre.

Même si beaucoup affirment la richesse des différences et la nécessité de se connaître, la plupart des membres de la société continuent de vivre en vase clos, dans un milieu très homogène. Ils n’ont finalement qu’une connaissance très théorique, qui dans le pire des cas repose sur des clichés, des autres communautés qui composent la société. 

Tout ce qui peut favoriser la connaissance mutuelle est donc à promouvoir. Cela peut se faire dans le cadre scolaire, déjà depuis la maternelle, mais aussi dans les cercles religieux, dans les tables rondes organisées par les associations, par les projets dans les quartiers, etc. L’organisation d’expositions sur les cultures et les religions ont aussi tout leur sens, en particulier par leur caractère didactique, ainsi que toutes les publications d’ouvrages et d’articles, voire interviews dans les différents médias.

- Reconnaître les différences et divergences.

Apprendre à connaître ou mieux connaître la culture, la religion, les coutumes et modes de vie de l’autre devrait permettre de développer un plus grand respect de celui-ci. La plupart des cultures peuvent en effet se targuer de productions culturelles prestigieuses et de personnages remarquables par leurs productions. Mais il ne faut pas en rester à une vision angélique de la différence. Avancer dans une meilleure connaissance de l’autre et de sa culture doit aussi amener à mettre en évidence les différences, voire les divergences. Si toutes les religions et cultures peuvent être considérées comme porteuses de valeurs, elles peuvent aussi comporter des aspects qui entrent en contradiction avec sa propre religion ou culture. 

- Instaurer le débat.

Lorsque ces différences et divergences sont mises en évidence, il faut encore mettre en place le moyen de les gérer pacifiquement et démocratiquement. Il s’agit d’instaurer un débat serein plutôt que de poursuivre des controverses. Pour Felice Dassetto, par exemple, sur un sujet qui fâche comme le port du foulard, il n’y a que des controverses et des invectives mutuelles depuis vingt ans, mais il n’y a jamais eu de vrai débat, où chacun s’efforce d’entendre l’argument de l’autre.

- Ne pas laisser les événements et l’émotion envahir l’espace public et les médias.

Le dernier axe d’action concerne l’ambiance générale dans la société. Les actes terroristes provoquent des états émotionnels collectifs très intenses. C’est normal et c’est d’ailleurs un des buts des terroristes. Mais il faut pouvoir le plus rapidement possible, une fois le choc émotionnel encaissé, passer à une attitude critique et constructive. Les médias en particulier sont confrontés à la tentation d’entretenir cet état émotionnel, parce que celui-ci fait vendre. Sans doute les médias associatifs, dans le secteur de l’éducation permanente mais aussi de la culture en général ou de l’aide à la jeunesse [3], ont-ils un rôle essentiel à jouer, en prenant à la fois en compte le vécu des personnes et des familles confrontées à des actions destructrices, une approche critique des événements et la mise sur pied d’actions diverses [4].

 

 

 

 

 

 

 


 

[1] Jean-Claude Maes, Aspects psychologiques du danger sectaire, http://www.sos-sectes.org/enfance.htm. 

[2] Interviewé dans Entrées Libres, n°98, avril 2015.

[3] Voir à ce propos http://www.aidealajeunesse.cfwb.be/index.php?id=7250 

[4] Analyse rédigée par José Gérard.

 

Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants