Analyse 2016-01

 

Le manque de reconnaissance et la souffrance qu’elle engendre sont de plus en plus souvent évoqués pour expliquer les recours à la violence. Mais ce concept doit-il être accepté sans analyse critique ? Suffit-il à rendre compte de la réalité et à fonder une action d’émancipation sociale ?

Le manque de reconnaissance [1]  dont souffrent les personnes les plus fragiles de la société est de plus en plus souvent cité comme cause de faits de violence, qu’ils soient le fait de jeunes délinquants, de personnes marginalisées comme des SDF ou de jeunes qui se radicalisent et recourent à des actes terroristes. Ce manque de reconnaissance peut d’ailleurs être ressenti par des personnes individuelles comme par des groupes sociaux et conduire tout autant à des luttes d’émancipation qu’à des actes de violence visant à écraser l’autre pour obtenir davantage de pouvoir.

Quelle liberté ?

On peut considérer que le but de toute politique démocratique est l’émancipation des individus, leur libération des mainmises extérieures. Mais en quoi l'homme, conditionné par ses déterminations biologiques et sociales, est-il libre ?

Pour Edouard Delruelle, professeur de philosophie à l’Université de Liège et ancien directeur du Centre pour l’égalité des chances, les philosophes modernes ont théorisé l'idée de liberté [2] et ont montré qu’elle se décline en plusieurs formes.

Il y a tout d’abord la liberté « négative », conçue comme non-interférence. Elle concerne le rapport aux autres. Il s’agit de la liberté individuelle, de la possibilité de faire ce que je veux, tant que je n’empiète pas sur la liberté d’autrui. C’est un des acquis de la modernité, des droits de l’homme. 

Il y a ensuite la liberté « positive », conçue comme non-domination. Elle concerne le rapport au monde. Il s’agit de la capacité de se donner ses propres normes, de s’émanciper des forces qui nous conditionnent.

Il y a enfin la liberté « radicale ». Elle concerne le rapport à soi-même. Il s’agit de se libérer soi-même. C’est un travail sur soi qui permet de se réinventer.

La violence est une interruption du dynamisme d’émancipation. Il y a violence quand on ôte toute possibilité de résister.

La reconnaissance est ambivalente, car elle peut fonctionner en direction de l’émancipation, mais aussi en direction de la violence. Les victimes ont souvent été tellement blessées qu’elles ont un désir de reconnaissance qui est potentiellement sans fin.

Par ailleurs, il existe le danger de passer de la lutte contre les discriminations à une lutte pour la reconnaissance de l’identité, ce qui pousse la personne à s’identifier davantage encore à un groupe (homosexuels, Juifs, etc.). Or, il ne s’agit pas de lutter pour la reconnaissance de l’identité juive, par exemple, mais de lutter contre l’antisémitisme et les auteurs de discriminations.

Il faut donc se méfier tout autant du désir de reconnaissance que du refus de reconnaissance.

La reconnaissance fonctionne dans les deux sens : du rejet à la confiance et inversement, de l’injustice à la dignité et inversement, du mépris à l’estime et inversement.

Le point de vue d’Axel Honneth

Axel Honneth est un philosophe et sociologue allemand (né en 1946), qui a élaboré une théorie de la reconnaissance [3].  Pour lui, il ne faut pas penser la contestation ou la critique sociale en termes de motivation utilitaire, par exemple pour maximiser sa situation ou ses ressources financières, mais en termes de reconnaissance et de manque de respect. A la base, il y a l’idée que les sociétés s’établissent à travers les luttes pour la reconnaissance. Notre société, comme toutes les sociétés, est organisée autour de sphères de reconnaissance, ce qui signifie qu’elles incluent leurs membres en établissant des sphères dans lesquelles les membres ont la possibilité d’accéder à une reconnaissance mutuelle. Ça ne veut pas dire nécessairement une reconnaissance symétrique ou égale. 

Dans les sociétés modernes ou pour nos types de sociétés, Honneth distingue trois sphères différentes. Une sphère totalement nouvelle lorsqu’on regarde les choses dans une perspective historique est la sphère de l’amour : la vie privée dans laquelle les gens sont autorisés à se reconnaître en fonction de leurs besoins spécifiques. C’est nouveau car dans les sociétés antérieures cette sphère privée n’était pas libre d’autres contraintes, d’autres intérêts. 

Une autre sphère est celle du respect légal. Cette sphère est établie par le droit moderne. Cette sphère est en conflit permanent pour savoir qui est inclus dans le système des droits égaux et qui en est exclu. 

La troisième sphère est la sphère sociale, dans laquelle les gens sont supposés se reconnaître mutuellement pour leurs capacités respectives. 

Pour Honneth, les conflits de notre époque sont des conflits pour la reconnaissance.

Des critiques à la théorie de Honneth

Si la théorie de Honneth présente des clés de lecture intéressantes des conflits contemporains, on peut cependant lui adresser quelques critiques. 

On peut tout d’abord se demander si l’on peut regrouper sous un concept unique des demandes de reconnaissances de natures si différentes : l’égalité des droits, la demande de distinction (sphère socio-économique) et la demande de préférence (affective).

Il est également difficile de considérer que notre valeur dépend de la reconnaissance par les autres.

Enfin, on peut aussi penser que toutes les demandes de reconnaissance ne sont pas légitimes.

Une théorie de la reconnaissance ne suffit sans doute pas à expliquer les mécanismes à l’œuvre dans les sociétés contemporaines, en tout cas sans lui adjoindre une théorie de la justice.

C’est à cela que s’est essayée la philosophe américaine Nancy Fraser [4]. Pour elle, la souffrance sociale causée par la non reconnaissance n’est pas un critère suffisant pour légitimer des revendications. Elle établit une distinction entre ce qu'elle appelle une politique de reconnaissance et une politique de redistribution. La première insiste sur l'égal respect dû à tous les membres d'une société, la seconde sur une redistribution équitable des biens et des ressources. Pour l'auteure, les conflits entre ces deux orientations sont politiquement paralysants et théoriquement insatisfaisants. En affirmant qu'une démocratie radicale consiste à reconnaître le caractère multiculturel et sexué des sociétés modernes sans figer les identités des différents groupes ni renoncer à l'engagement historique de la gauche en faveur de l'égalité économique et sociale, elle vise à la réconciliation de la gauche culturelle et de la gauche sociale. 

Il faut donc pouvoir combiner un politique de redistribution à une politique de la reconnaissance. Si l’on prend l’exemple de l’égalité entre les hommes et les femmes, la politique de redistribution susciterait des mesures sociales égalitaires et la politique de la reconnaissance pousserait à supprimer les stéréotypes sexistes dans les manuels scolaires.

Pour une politique qui favorise la fraternité

Pour Edouard Delruelle, cela induit une exigence de fraternité en préalable, c’est-à-dire un sentiment de vivre dans un monde commun, sentiment qui est de moins en moins partagé.

La question de la reconnaissance est ignorée avant l’avènement de la modernité. Elle apparait avec le néo-libéralisme, dans les années 1980-1990. 

Dans les sociétés traditionnelles, la reconnaissance dépendait de la position dans la hiérarchie sociale. Il n’y avait pas d’égalité de droits entre les humains.

Dans la modernité, il existe une prise de conscience de l’égalité entre les individus : ma dignité n’est pas donnée par mon statut, je dois lutter pour me faire reconnaître par les autres.

Dans le Léviathan, Thomas Hobbes imagine la situation des hommes dans leur état de nature. Pour lui, la lutte entre les hommes pour la reconnaissance suscite de la violence et celle-ci est contrée par la mise en place d’un Etat fort, qui s’interpose entre les individus.

Hegel, lui, introduit la notion de la dialectique du maître et de l’esclave. Cette dialectique est mortifère, car il y a toujours un gagnant et un perdant.

Dans des visions plus psychanalytiques, la reconnaissance de l’authenticité et de la singularité de l’individu ne peut être assurée que par les autres. Mais cela ne peut donc fonctionner que s’il existe préalablement une certaine fraternité et une notion de bien commun.

Or, depuis les années 1980-1990, on assiste à une déstructuration des mécanismes de solidarité et de justice sociale. Les individus comme les Etats sont mis en concurrence de manière généralisée. Le concept même d’égalité des chances, qui date de ces années-là, avalise l’idée que la société fonctionne sur un modèle de compétition… mais qu’il faut garantir à chacun des chances égales au départ de cette compétition. Cela signifie donc que ce sont aujourd’hui les inégalités qui permettent aux individus de se distinguer. Plus les liens de solidarité et de fraternité sont attaqués et plus la demande de reconnaissance prend de l’importance. 

La question qui se pose est donc de savoir comment restaurer la solidarité et la fraternité. Peut-être en se basant sur le plaisir le plus fondamental, celui de partager quelque chose de commun, de partager une relation. L’être ensemble doit donc précéder la demande de reconnaissance. Faudrait-il donc une politique de l’amitié, qui permettrait de savourer le pur plaisir d’être ensemble, d’être conscient de partager une commune appartenance à l’humanité [5] ? 

 

 

 

 


 

[1]  Les 17 et 18 décembre 2015, l’association « Parole d’enfants » organisait à la Maison de l’Unesco à Paris un congrès sur le thème : « Du rejet à la confiance, de l’injustice à la dignité, du mépris à l’estime… en passant par la reconnaissance ». Les références philosophiques de cette analyse s’inspirent de la conférence introductive donnée par Edouard Delruelle sur le thème « Violence, reconnaissance, émancipation ».

[2]  Edouard Delruelle, De l’homme et du citoyen. Introduction à une philosophie politique, De Boeck, 2014.

[3]  Théorie développée essentiellement dans deux livres : La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000 et La société du mépris, La Découverte, 2008.

[4]  Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2007.

[5]  Analyse rédigée par José Gérard.

 

 

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