Analyse 2015-11

Partie II : La morale des prêtres et la morale des chevaliers

 

L’historien médiéviste Georges Duby montre que l’Eglise, après avoir imposé des normes qui limitent considérablement les mariages au sein d’un même clan familial pendant les premiers siècles, s’efforce au Moyen-Age d’imposer sa morale face à celle des chevaliers, dont la préoccupation essentielle est de pouvoir léguer un patrimoine et de conclure des alliances entre familles par le mariage.

Dans ses travaux, Georges Duby a mis en évidence l’existence et l’opposition entre deux morales dans la période qui va du dixième au douzième siècle : la morale du prêtre et celle du chevalier. Le compromis entre ces deux morales va être formulé au douzième siècle puis s’imposera de plus en plus avec le prescrit du concile de Trente, comme sa formulation la plus élaborée.


Quelle est la situation de l’Europe à ce moment ?


Après le rayonnement de l’empire carolingien sur une très grande partie de l’Europe, le partage de l’empire entre les trois fils de Charlemagne déclenche progressivement un émiettement du pouvoir en Europe. Aux alentours de l’an mil, il n’y a plus de pouvoir vraiment significatif du point de vue laïque et les terreurs de l’an mil balaient l’Europe. On sait que l’on vit une période qui se rapproche de la fin des temps et le pouvoir temporel n’est donc pas une préoccupation prioritaire. Dans cette période d’émiettement des pouvoirs temporels, la seule institution stable est l’Eglise catholique romaine dans l’Europe occidentale, puisque l’Europe orientale a déjà connu le schisme de 1054 qui sépare les orthodoxes des catholiques. L’Eglise catholique est alors incarnée par un réseau très dense de monastères. Les monastères sont en quelque sorte des conservatoires de la société occidentale, les pierres sur lesquelles va se reconstruire un nouvel ensemble.


Quelle est cette morale des prêtres dont parle Duby ?


Au point de départ, c’est une morale qui ne s’intéresse pas tellement au mariage, en raison du « péché de la chair ». Même à l’époque carolingienne (huitième et neuvième siècles), les dirigeants de l’Eglise ne peuvent pas vraiment imaginer que quatre cents ans plus tard le mariage figurera au rang des sacrements. Il y a donc un certain nombre de préceptes moraux qui sont les bases de ce que l’Eglise considère comme le mariage : le mariage est monogame, exogame et orienté à la procréation. On se marie pour avoir des enfants, pas pour avoir du plaisir. D’autant plus que ce sont des moines, qui ont une tendance à la mortification, qui expriment les points de vue de l’Eglise. Il faudra attendre la deuxième moitié du onzième siècle pour qu’un certain nombre de théologiens mentionnent le mariage parmi les sacrements. C’est à ce moment que se développe une théologie qui fait du mariage le signe du sacré, mais à deux conditions : il faut tout d’abord spiritualiser au maximum le mariage et il faut aussi que le contrôle de l’Eglise soit absolu sur le mariage et tout au long de la vie conjugale.


Cette volonté de contrôle a produit des écrits étonnants, comme les manuels de confesseurs. Dès l’époque carolingienne apparaît ce genre littéraire, qui se développera ensuite jusqu’au dix-huitième et même encore au dix-neuvième siècle. Il faudra la lucidité d’un évêque napolitain, Alphonse de Ligori, au dix-huitième siècle, pour se rendre compte qu’interroger les couples de manière aussi précise sur ce qui se passait dans le lit conjugal pouvait peut-être leur donner des idées plutôt que de dépister des déviances. Il conseille donc à ses confesseurs de ne plus s’introduire dans la chambre conjugale. Il faudra cependant du temps pour qu’il gagne ce combat contre le jansénisme.


À partir de cette période de l’an mil où le pouvoir laïc se défait, on voit apparaître un nouvel acteur, qui n’est plus seulement le confessionnal ou la morale, mais le droit canon. C’est dans la foulée de la réforme grégorienne, au moment où on redécouvre aussi le droit romain, qu’un tribunal va intervenir. On assiste donc à une judiciarisation d’un certain nombre d’éléments qui pose les bases d’un droit spécifique, avec une institution chargée de le faire appliquer. D’une part on raidit les règles qui entourent le mariage et, d’autre part, on offre, par le biais des procédures, une série de moyens de le tourner. De toute façon, ceux qui sont au cœur du processus et qui le contrôlent, ce sont les clercs.


Il faut aussi mentionner le fait qu’à partir du onzième siècle, les pouvoirs laïcs se reconstituent petit à petit, notamment l’empereur romain du saint empire de la nation germanique. Se met ainsi en place une certaine concurrence entre l’empereur et le pape. On a parlé de la querelle des investitures, qui consistait à savoir qui devait être à l’origine du sacre des évêques, puisque les évêques sont souvent de grands vassaux et relèvent donc de l’empereur de ce point de vue, mais relèvent aussi du pape. Est-ce donc l’allégeance au pape ou à l’empereur qui est prioritaire ? Ce sera finalement la papauté qui l’emportera et qui pourra ainsi faire jouer à plein les nouvelles institutions mises en place. Ces nouvelles institutions contribueront d’une certaine façon à mettre au pas les « chevaliers ».


La morale des chevaliers


Avec la morale des chevaliers, on se trouve aussi dans une logique de pouvoir, finalement très proche de celle des grandes familles auxquelles l’Eglise s’était déjà affrontée, comme Goody l’a montré . La morale des chevaliers repose essentiellement sur la nécessité de transmettre un patrimoine à un ou à plusieurs descendants. Les chevaliers ont besoin d’un héritier mâle, d’alliances. S’il n’y a pas d’héritier mâle ou si les alliances changent, ils doivent pouvoir changer de femme. Inutile de dire que la place de la femme dans ce contexte n’est pas extraordinaire, ce qui n’a rien à voir avec l’Eglise mais tient à la société dans son ensemble. Dans ce contexte des onzième, douzième et treizième siècles, les chevaliers entrent petit à petit et dans une certaine mesure, comme les grandes familles précédemment, dans la logique de l’Eglise. Bien loin de cette époque, songeons à tous les bâtards de Louis XIV. Ils n’ont pas tous terminé dans un orphelinat ou abandonnés au bord d’une route : la plupart sont devenus ducs et pairs de France. Malgré la mise en place de cette morale de l’Eglise, subsiste donc un certain nombre de valeurs propres à la morale des chevaliers, mais, globalement, l’indissolubilité et l’exogamie vont gagner l’ensemble de la société occidentale.


Le concile de Trente fixe les règles


Le concile de Trente fixe un certain nombre de règles qui vont porter, non pas sur la vie de famille, mais sur le mariage.


Le mariage n’est licite qu’orienté vers la procréation, que dans une logique d’exogamie et il est indissoluble. S’ajoute à cela une série de prescriptions en matière de sexualité. S’il existe des possibilités de défaire un mariage, elles ne sont envisageables que si le mariage n’a jamais existé, c’est-à-dire en cas de nullité. Non pas d’annulation, mais de nullité. Quand peut-on constater qu’un mariage est nul ? Par exemple quand il n’a pas été consommé ou quand il y avait volonté de ne pas avoir d’enfants. C’est pour cette raison qu’au dix-septième siècle toute une série d’affaires qui touchent l’aristocratie se règlent devant ce que l’on a appelé le « tribunal de l’impuissance ». Le couple doit passer une épreuve. Il est en « congrès » et doit faire la preuve qu’il peut avoir une relation sexuelle, et cela devant une série de témoins : des médecins, des prêtres, etc. S’il ne peut en faire la preuve, le tribunal constate la nullité du mariage, pour impuissance du mari ou frigidité de l’épouse.


Le concile de Trente fixe donc une doctrine qui concerne le mariage et éventuellement l’exercice de la sexualité au sein du mariage, mais qui ne concerne pas directement la famille.


L’apparition d’une préoccupation spirituelle


Ce que l’on voit apparaître à partir des seizième et dix-septième siècles, et c’est l’historienne française Agnès Walch qui l’a mis en lumière, c’est une préoccupation de spiritualité conjugale et plus seulement de spiritualité personnelle. François de Salles, dans son « Introduction à la vie dévote », consacre un chapitre à la vie spirituelle des couples. C’est une véritable innovation et l’on commence à voir un certain nombre d’écrits être publiés et diffusés, qui touchent à la vie spirituelle des couples. On est très loin des courants spirituels traditionnels, comme les exercices de saint Ignace, qui sont individuels et sont accompagnés individuellement. Si François de Salles est un des premiers à se préoccuper de spiritualité conjugale, dans un souci très pastoral, il ne le fait que de manière accessoire, annexe. Ce n’est pas le cœur de son propos.


Pendant cette période du Moyen-Age , l’Eglise est donc parvenue à imposer sa morale : face à une logique qui privilégie la descendance et la conclusion d’alliances par le biais du mariage, elle impose un mariage indissoluble, exogame et orienté vers la procréation. Au XXIème siècle encore, ces trois piliers restent essentiels, mais entrent de nouveau en conflit avec la culture de la société ambiante. On pourrait donc analyser le récent synode sur la famille comme un épisode de la lutte entre ceux qui voudraient réaffirmer ce pouvoir de l’Eglise sur la vie des couples et ceux qui attendent plutôt une Eglise qui accompagne les personnes dans leurs cheminements .

 

A lire aussi... les deux analyses suivantes :

Partie I : La prise de pouvoir de l'Eglise vis-à-vis du mariage

Partie III : L'Eglise perd de son influence et commence à se préoccuper de la vie de famille

 

 


 

[1] Cf. « Les relations entre les familles, l’Eglise et la société. Partie I : La prise de pouvoir de l’Eglise vis-à-vis du mariage », analyse 2015-10 de Couples et Familles, rédigée par José Gérard, disponible sur www.couplesfamilles.be.
[2] Analyse rédigée par José Gérard, au départ de la conférence donnée par le professeur Paul Servais (UCL) « Famille, Eglise, Société : un peu d’histoire », le 14 octobre 2015 à Malonne.

 

 

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