Analyse 2014-13

L’empathie est à la mode. Et certains affirment que les nouvelles technologies de l’information, qui permettent d’être sensibilisé à ce que vivent des personnes très lointaines comme de nouer des contacts de toutes sortes, a un effet démultiplicateur sur l’empathie. Or, ces nouvelles technologies peuvent aussi avoir un effet destructeur.
 

 

Dans un monde dérégulé, où chacun devient un concurrent, le développement de l’empathie doit être favorisé par tous les moyens, si l’on veut éviter la reproduction des grands massacres du vingtième siècle, signes évidents de la disparition de l’empathie.


En 2011, dans Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l'empathie, l’essayiste américain Jeremy Rifkin postule que l'empathie est essentielle dans la psyché humaine et que cette empathie naturelle pourrait rétablir l'équilibre menacé par l'entropie générée par notre espèce. « Si la nature humaine est matérialiste jusqu’à la moelle – égoïste, utilitariste, hédoniste -, on ne peut guère espérer résoudre la contradiction empathie-entropie. Mais si au plus profond, elle nous prédispose à (…) l’élan empathique, il reste au moins possible d’échapper au dilemme, de trouver un ajustement qui nous permette de rétablir un équilibre durable avec la biosphère. » Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, auteur de L’empathie au cœur du jeu social, met en garde, lui, contre le danger de mystification que comporte l’approche de Rikkin. La première mystification consisterait à croire que l’empathie amène automatiquement à se soucier de l’autre. La seconde mystification serait de faire croire que les technologies numériques augmentent automatiquement les capacités empathiques de l’humanité.


Historique du concept d’empathie


L’empathie est un terme extrêmement complexe qui, en outre, est employé selon les auteurs dans des sens différents.


On réfère généralement l’empathie au philosophe allemand Theodor Lipps (1851-1914), qui utilisait une métaphore pour illustrer l’empathie : si on regarde un funambule trembler, on tremble.


Ensuite, la compréhension de l’empathie a été relancée par la découverte par l’équipe du neuroscientifique Giacomo Rizzolatti, dans les années 90, des neurones miroirs, qui ont totalement bouleversé la neurologie, mais aussi la philosophie. Cette découverte a permis de mieux comprendre les processus non-verbaux, et d’observer l’empathie à l’intérieur même d’un cerveau.


Plus récemment, les éthologues ont mis en évidence l’existence d’empathie chez les animaux, non seulement par imitation pour les animaux sociaux (le fait que les chiens de traineau courent à l’unisson ou qu’un chimpanzé baille à la vue d'un congénère se décrochant la mâchoire), mais même dans des situations où l’animal n’a rien à gagner d’un comportement empathique. « Une expérience a montré que des singes rhésus refusaient, plusieurs jours durant, de tirer sur une chaîne libérant de la nourriture si cette action envoyait une décharge électrique à un compagnon dont ils voyaient les convulsions. Préférant ainsi endurer la faim qu'assister à la souffrance d'un semblable. Autoprotection contre un spectacle dérangeant ? Mais pourquoi, alors, un singe capucin de laboratoire ayant le choix entre deux jetons de couleurs différentes, dont l'un lui vaut un morceau de pomme tandis que l'autre garantit également cette récompense à un partenaire, opte-t-il pour le jeton assurant une gratification commune ? Mieux, pourquoi un chimpanzé ouvre-t-il une porte dont il sait qu'elle donnera accès à de la nourriture à un congénère, mais pas à lui-même ? Pour Frans de Waal [1], la réponse tient en un mot : l'empathie, précisément, ou le souci du bien-être d'autrui. [2] »


Qu’est-ce que l’empathie ?


Pour Serge Tisseron, on peut représenter l’empathie sous la forme d’une pyramide [3] constituée de trois étages superposés, correspondant à des relations de plus en plus riches, partagées avec un nombre de plus en plus réduit de gens.


Le premier étage est l’empathie directe (ou unilatérale). Elle correspond à l’identification ou capacité de changer de point de vue. L’empathie directe a une base neurophysiologique et se décline sous deux formes : l’empathie cognitive (capacité à comprendre le point de vue de l’autre) et l’empathie émotionnelle (capacité à comprendre ce que l’autre ressent). Elle apparaît chez le bébé vers 1 an, dès qu’il est capable de faire la distinction entre l’autre et lui, entre son émotion et l’émotion de l’autre. Comme évoqué plus haut, les animaux également en sont capables, mais la caractéristique de l’être humain est qu’il lui arrive d’utiliser cette capacité de comprendre l’autre et ses émotions non pas pour se rendre proche et solidaire de l’autre mais pour le manipuler.


Le second étage est l’empathie réciproque. Cette empathie implique non seulement la capacité de se mettre à la place d’autrui mais encore de lui reconnaître la capacité de se mettre à ma place. La base de cette empathie est éthique.


Le troisième étage est l’intersubjectivité. Elle implique de reconnaître à l’autre la capacité de m’éclairer sur des aspects de moi-même que j’ignore, de se découvrir à travers lui différent de ce que l’on croyait être et de se laisser transformer par cette découverte.


Les menaces sur l’empathie


La première menace qui pèse sur l’empathie tient au type de développement des humains et à leur très grande dépendance durant les premiers mois de leur vie. La quasi-totale dépendance du bébé vis-à-vis de la personne qui en prend soin l’incite à être particulièrement réceptif aux émotions de son entourage, donc à l’empathie. Mais, paradoxalement, cette extrême dépendance le pousse aussi à avoir peur d’être manipulé par les émotions des autres et à s’y rendre insensible. Si le bébé a vécu durant cette période précoce les actions de son entourage comme des intrusions, il risque, à l’âge adulte, de se rendre insensible aux émotions de ceux qui l’entourent à chaque fois que l’angoisse d’intrusion ou de manipulation est réactivée. Cela équivaut à une sorte d’empathie paradoxale : l’empathie émotionnelle est mise en veilleuse pour se protéger et l’empathie cognitive est sollicitée pour comprendre au mieux ce que l’autre ressent et pense pour pouvoir s’en défendre et éventuellement exercer sur lui une emprise.


Le développement des nouvelles technologies de l’information peuvent avoir des effets contraires sur l’empathie. D’un côté, le fait d’être en permanence abreuvé d’informations sur-stimule la capacité d’empathie mais, par ailleurs, le fait de ne pas pouvoir agir suite à ces informations pousse à se replier sur soi et à se rendre insensible à la détresse d’autrui.


Les conditions de la vie sociale peuvent aussi influer sur l’empathie. Tout ce qui accroit l’insécurité peut réduire la capacité d’empathie ou en tout cas à la limiter à ceux qui sont les plus proches. Les discours qui visent à décrire les autres comme n’ayant pas de points communs avec nous sont de ce point de vue dangereux.


Les conditions professionnelles ont également un impact sur l’empathie. Le développement considérable des procédures d’évaluation des travailleurs crée une coupure entre celui qui évalue et celui qui est évalué. De la même manière, la prolifération des systèmes de surveillance et de contrôle, s’ils ont pour but premier d’accroître la sécurité, incite chacun à penser qu’il peut être surveillé et donc à se méfier.


Construire l’empathie


L’empathie, si elle comporte un aspect inné, comporte en même temps le risque de se muer en repli sur soi par angoisse d’être manipulé. Elle doit donc se construire.


Dans la vie quotidienne, la première attitude à développer est peut-être d’apprendre à reconnaître et à accepter que nous sommes habités par un désir d’emprise sur l’autre. Les êtres humains sont partagés entre l’empathie et la haine. Au contraire d’une culture de la survalorisation de l’idéal d’autonomie [4] et d’indépendance, il faudrait accepter et favoriser les relations de réciprocité.


Dans les institutions de soin au sens large, il faudrait créer des espaces de parole et de jeu, car le jeu invite à se mettre à la place de l’autre. Ces « jeux » pourraient être organisés entre intervenants, entre usagers, mais aussi entre intervenants et usagers. La vogue actuelle des jeux de toutes sortes, pour enfants et aussi pour adultes, est peut-être à ce niveau une raison de se réjouir en termes d’impact sur la construction d’une société plus empathique et peut rappeler aux parents que « jouer, c’est sérieux » [5].


À l’école, le développement du travail collaboratif (tutorat, pédagogie du projet) aura un effet positif sur l’empathie. Très concrètement, le jeu des trois figures [6], développé par Serge Tisseron peut être utilisé dès la maternelle. Ce jeu de rôle met en scène les trois personnages quasi toujours présents dans les histoires regardées ou racontées par les enfants : l’agresseur, la victime et le tiers redresseur de torts. Il permet aux enfants de se mettre à la place de l’autre et d’essayer de résoudre les conflits sans pointer du doigt un coupable. En d’autres mots, il s’oppose à la violence en développant l’empathie.


En ce qui concerne les nouveaux espaces de communication rendus possibles par l’internet, il conviendrait de développer tout ce qui favorise les contacts avec les pairs : les forums, les thérapies en ligne, les projets mutualisés.


Quant au niveau collectif, la résilience se pense en termes d’éducation, de mémoire, de confiance entre responsables et usagers, de collaborations et de partenariats, de projets mutualisés. Les associations d’éducation permanente sont particulièrement bien placées pour favoriser son développement [7].

 

 

 

 

 

 

 


 

[1] Frans de Waal est éthologue. Spécialiste des primates et professeur de psychologie à Atlanta (Géorgie). Il a publié en 2010 le livre intitulée L'Age de l'empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire. Celui-ci bouscule les frontières entre l'homme et l'animal et constitue un plaidoyer pour le "vivre-ensemble" à l'usage de nos sociétés.
[2] Des animaux doués d’empathie, Le Monde du 26/02/2014. http://www.lemonde.fr/planete/article/2010/02/26/des-animaux-doues-d-empathie_1311733_3244.html#MwRCmoQItl19jcgJ.99
[3] Voir à ce propos Empathie : le danger des mystifications, Serge Tisseron, La Revue du Cube, octobre 2011.
[4] Voir à ce propos Faut-il aider ceux qui ne demandent rien ?, Analyse 2014-08 de Couples et Familles, rédigée par José Gérard.
[5] La campagne de Yapaka (Fédération Wallonie-Bruxelles) Jeu t’aime, incite d’ailleurs les parents à consacrer du temps à jouer avec leurs enfants. http://www.yapaka.be/campagne/la-campagne-jeu-taime
[6] Des formations au jeu des trois figures sont organisées pour les institutrices maternelles en vue de lutter contre la violence http://www.yapaka.be/campagne/formation-le-jeu-des-3-figures
[7] Analyse rédigée par José Gérard au départ de la conférence débat animée par Serge Tisseron le mardi 2 décembre 2014 à l’Unesco, dans le cadre du congrès « (d)oser la relation », organisé par Parole d’enfants.

 

 

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