Analyse 2014-08

  Qu’est-ce qui peut justifier le fait de venir en aide à ceux qui ne demandent rien ? C’est le cas de nombreuses personnes qui vivent dans la précarité et l’exclusion. Cela peut aussi se présenter dans les relations du quotidien. Le psychiatre Jean Furtos [1] invite à porter un regard critique sur l’idéologie de l’autonomie obligatoire qui inciterait à ne porter secours qu’à celui qui en fait la demande [2]. 

 

Nous baignons aujourd’hui dans une culture et même une idéologie de l’autonomie obligatoire. L’autonomie est une injonction à laquelle il est impossible d’échapper. On ne l’interroge même plus. Les parents ont pour objectif l’accession de leurs enfants à l’autonomie ; les couples veulent une relation forte mais tout en préservant l’autonomie de chacun ; l’obsession des ainés est de rester autonomes et de ne pas devenir dépendants, au point que certains sollicitent une euthanasie par refus de la dépendance [3] ; les éducateurs et travailleurs sociaux tentent de préserver ou de rétablir l’autonomie des personnes dont elles ont la charge. On peut dire que cette vision des choses vient du libéralisme économique, qui considère que chacun est responsable de son propre destin et qui fait reposer sur chacun la responsabilité individuelle face à son bien-être. Dans le secteur des soins aux personnes, au sens large, cela pousse à penser qu’on n’aide pas ceux qui ne demandent rien. La personne en souffrance qui ne vient pas solliciter une aide, l’enfant qui présente des difficultés scolaires mais qui ne réclame rien, le proche ou l’ami qui déprime mais ne se confie pas ne seront pas épaulés. S’ils ne demandent rien, c’est qu’ils préfèrent s’en sortir seuls, il faut respecter leur volonté en vertu du principe sacro-saint de l’autonomie.


En cas d’urgence


Bien sûr, en cas d’urgence, on interviendra. Si une personne veut se jeter d’un pont ou est en train de se noyer, si un enfant est en danger, etc., la personne qui se situe à ce moment en première ligne lui portera généralement secours sans se poser beaucoup de questions. Mais les autres ? Vis-à-vis d’un certain nombre de personnes vivant des situations d’exclusion ou de précarité, le psychiatre Jean Furtos se demande s’il n’y a pas lieu d’élargir la notion d’urgence à des « situations d’urgence froide continuée ». Les personnes qui vivent dans la précarité pourraient être dans cette situation d’urgence froide. Ils ne vivent pas une situation d’urgence que l’on pourrait qualifier « de crise », mais d’une exclusion telle qu’ils préfèrent se désensibiliser pour éviter des souffrances supplémentaires.


La précarité est différente de la pauvreté (avoir peu). « La pauvreté est une question de seuil dans une culture donnée, seuil arbitrairement défini qui varie selon que l’on est en France, en Belgique, aux Etats-Unis, etc. Si l’on gagne moins de ‘x’, on sera classé dans la catégorie des pauvres. [4] » La précarité est une peur, une obsession de perdre. Cette mauvaise précarité casse le sentiment d’appartenance à un groupe de pairs.


Il peut exister une bonne précarité dans la réciprocité. « La précarité normale est constitutive de l’être humain. Le paradigme en est celle du bébé vis-à-vis des adultes tutélaires : il ne peut rien seul sur le plan physiologique qui est toujours attaché aux besoins affectifs, ce qui aboutit rythmiquement à une détresse ordinaire qui en appelle une autre et qui fonde à la fois le lien, le plaisir du lien et son ambivalence. (…) Lorsqu’elle fonctionne bien, la précarité constitutive aboutit à une triple confiance : confiance en l’autre qui est là quand on en a besoin, confiance en soi-même qui a de la valeur, puisque l’autre s’en occupe dans les situations de détresse et confiance dans l’avenir puisque d’autres situations de détresse pourront entrainer le même type de rapport liant et aidant. [5] » Cette triple confiance permet une confiance dans le « grand-temps », comme le définit Jean Furtos : le temps de la rencontre, celui dont on ne sait s’il va durer une seconde ou un siècle, mais durant lequel on s'engage dans une rencontre authentique qui permet de dépasser la paranoïa sociale (les autres sont des adversaires). C'est le temps où on s'installe dans la confiance.


Au contraire de cette « bonne précarité », la mauvaise précarité incite à considérer l’autre comme dangereux et à s’installer dans une paranoïa sociale. C’est le règne de l’hyper-individualisme, qui entraine la perte de confiance en l’autre qui reconnaît, la perte de confiance en soi et en sa dignité d’exister et la perte de confiance en l’avenir, qui devient menaçant. Une telle précarité exacerbée aboutit donc à la perte de confiance dans le « grand-temps ».


C’est cette mauvaise précarité qui provoque le syndrome d’auto-exclusion [6]. Les personnes, marquées par l’idéologie de l’hyper-individualisme et de l’autonomie obligatoire, s’empêchent de vivre dans la bonne précarité, pour survivre dans la mauvaise précarité. On assiste à une sorte de congélation du moi : pour ne plus souffrir l’autre, la personne se déshabite elle-même et s’installe dans une espèce d’auto-exclusion. Elle cherche à anesthésier son corps (souvent par la consommation de divers produits), puis à émousser ses émotions, et enfin à inhiber en partie sa pensée et ses émotions. Les personnes vont rompre les liens pour ne plus avoir à souffrir l’autre, par exemple en s’éloignant géographiquement des personnes avec lesquelles elles sont liées, tout en gardant éventuellement ces personnes présentes à l’esprit et s’installer dans l’errance. Heureusement, ces signes sont facilement réversibles… pour peu que l’on intervienne rapidement. C’est cette réalité que Jean Furtos qualifie d’urgence froide continuée. Elle peut provoquer des signes paradoxaux : plus les personnes ont de soucis et moins elles demandent de l’aide. Cela peut aller jusqu’à l’abolition de la demande et un refus de l’aide et du soin.


Quelle conduite adopter ?


Face à ces personnes qui ne demandent pas d’aide, il ne faut surtout pas aller trop vite et manifester trop de zèle, une fois qu’un lien a été établi et qu’une relation de prise en charge s’est nouée. La décongélation trop rapide du moi peut provoquer des rechutes. Jean Furtos cite ainsi le cas d’une personne en rupture complète qui avait été lentement sortie de la rue et avait même retrouvé un boulot d’entretien dans l’association qui lui venait en aide. Au sortir de son travail, il se trouva tout à coup, sans y avoir été préparé, face à son épouse et sa fille, qu’il n’avait plus vues depuis longtemps. Le choc fut tellement fort émotionnellement pour lui qu’il s’est enfui, n’est plus revenu à son travail et s’est à nouveau retrouvé à la rue.


Les intervenants vivent souvent un malaise. Aider l’autre, c’est d’une certaine manière prendre sur soi ce qui va mal en lui. D’ailleurs, les patients ont souvent l’impression qu’ils vont rendre le thérapeute ou le soignant malade. « Vous n’avez pas peur de nous soigner ? », demandent certains, comme s’ils avaient conscience que leur détresse pourrait être contagieuse pour ceux qui leur viennent en aide. Quand le soignant ressent un malaise, malaise qui peut se traduire par des douleurs physiques, il doit prendre conscience qu’il est habité par quelque chose qui ne lui appartient pas. En parler avec d’autres, des collègues ou la hiérarchie par exemple, se faire accompagner, partager sa souffrance est essentiel. Le soignant ne doit surtout pas vouloir rendre à l’autre ce qu’il porte de lui, puisqu’il n’est pas capable de le porter.


Si quelqu’un ne demande rien, les proches, les travailleurs sociaux, les soignants ont le droit d’avoir une demande pour lui. Et si la demande est portée par un autre, un assistant social par exemple, il faut laisser cette personne énoncer la demande. Il arrive par exemple qu’un travailleur social arrive après de longues semaines à convaincre un SDF à l’accompagner au service d’urgence pour un examen médical. Si le médecin demande au travailleur social de rester dans la salle d’attente pour préserver le secret médical, il risque fort d’entendre le SDF lui affirmer que tout va bien. Il faut pouvoir accepter que la demande est portée par un autre et lui laisser l’exprimer.


Il faut aussi être conscient qu’en tant que thérapeute on a besoin de l’autre. Dans une demi-boutade, un thérapeute déclarait à un patient qui lui disait qu’il ne viendrait plus : « Mais que vais-je devenir sans vous ? Vous êtes ma motivation puisque vous allez déjà mieux… » Le signifier à la personne change la position du thérapeute et donc la relation. Cela amène le thérapeute à vivre un peu sa propre précarité, ce qui peut aider l’autre à survivre. C’est une manière de réintégrer ce que Jean Furtos appelle le grand-temps.


Les formes différentes de la non-demande


La non-demande peut prendre des formes différentes. Elle peut par exemple s’exprimer par la répétition sans fin de la même demande. Ce qui produit le même effet qu’une non-demande, puisque cela provoque l’agacement de l’aidant et donc son retrait de la relation d’aide. La non-demande peut aussi s’exprimer sous forme d’hyper-demande ou d’hyper-exigence. Souvent, les personnes qui se sentent au bord du gouffre, prêtes à basculer, développent un sentiment de toute-puissance pour ne pas tomber. Dans cette situation, l’aidant doit éviter de répondre à tout et en tout cas éviter absolument de répondre à certaines demandes. Ainsi, le SDF qui exprime la demande de revoir sa femme qu’il n’a plus vue depuis 8 ans, ou qui demande l’accès à un logement pour pouvoir revoir et recevoir ses enfants, exprime par cette demande le fait que ses proches sont encore présents à son esprit et importants pour lui, qu’il ne les oublie pas. Mais la rencontre n’est souvent pas possible, en tout cas dans l’immédiat. Si l’aidant répond trop vite à ce type de demande, il risque de ne pas le supporter. Il est en rupture depuis trop longtemps pour repasser brusquement à une situation de proximité.


Dans la rencontre avec les personnes précarisées, l’aidant doit pouvoir accepter le fait que ‘rencontre’ comporte ‘contre’. Il n’y a pas de rencontre sans être dérangé par autrui. Il faut accepter d’être dérangé, au point de ressentir un malaise. C’est le cas lorsque la personne aidée réagit agressivement, laisse le logement qu’on lui a trouvé dans un état déplorable, etc.


Martin Buber, dans « Je et tu [7] », décrit deux formes de relation. La première est le « je-cela ». L’autre est un autre objectivé, un cas, pourrait-on dire. La seconde est le « je-tu » : l’autre est une personne qui est là. Celui qui est devant moi n’est pas seulement un schizophrène ou un SDF, un jeune en décrochage, c’est d’abord un tu, une personne. Dans le cas des personnes qui ne demandent pas d’aide, cela permet à l’aidant de considérer celui qui est en face de lui comme un ‘tu’ qui lui parle, même s’il n’exprime pas de demande. Cette position permet d’entrer dans le temps de la rencontre, dans le « grand-temps ».


Au-delà de la précarité


Cette manière de considérer les choses est une clinique pour tout le monde, qui devrait s’appliquer bien au-delà de la relation d’aide aux personnes précarisées ou exclues et qui n’expriment pas de demande. Comme le dit Jean Furtos, « Nous sommes tous des indigènes face aux colonisateurs du néo-management et du néo-libéralisme. » Il nous faut donc résister et refuser de laisser l’autre dans l’auto-exclusion s’il ne sollicite pas d’aide. Si les réflexions de Jean Furtos sont nourries par sa pratique avec des personnes vivant la précarité et l’exclusion, on peut évidemment élargir sa critique de l’idéologie du libéralisme, qui isole les individus et rend chaque individu responsable de lui-même. Cette critique permet de réenvisager toutes les relations quotidiennes, amoureuses, familiales mais aussi amicales et sociales, sous un autre jour et de contribuer à reconstruire un monde où l’autre n’est pas d’abord un adversaire mais quelqu’un qui est digne de confiance. Il ne s’agit pas d’ingérence dans l’intimité de celui qui ne manifeste pas de demande d’aide explicite, mais d’une affirmation de la commune humanité qui nous relie, nous rend interdépendants et nous incite à se préoccuper les uns des autres dans la réciprocité. Cette grille de lecture peut se révéler un outil précieux pour l’analyse des interactions entre individus dans les relations interpersonnelles ou sociales, pour les services sociaux comme pour les associations d’éducation permanente.

 

 

 

 

 

 


 

[1] Jean Furtos, psychiatre, a fondé l’Observatoire régional Rhône-Alpes sur la souffrance psychique en rapport avec l’exclusion. Il a publié notamment Les cliniques de la précarité. Contexte social, psychopathologie et dispositifs en 2008.
[2] Analyse rédigée par José Gérard au départ d’une conférence donnée par Jean Furtos au Congrès (d)oser la relation. Entre bonne distance et juste présence, à l’Unesco, Paris, le 1er décembre 2014.
[3] Voir à ce propos « Pourquoi lutter contre la dépendance ? », analyse 2014-02 de Couples et Familles rédigée par José Gérard. Disponible sur www.couplesfamilles.be.
[4] Jean Furtos, « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », in Mental’idées, n°11, 2007.
[5] Jean Furtos, idem.
[6] Jean Furtos, De la précarité à l’auto-exclusion, éd. Rue d’Ulm (ATD Quart-Monde), 2009.
[7] Martin Buber, Je et tu, édition originale en 1923. Édition française aux éd. Aubier, 1992.

 

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