Analyse 2013-26

Le terme de genre recouvre plusieurs sens et est utilisé différemment par les chercheurs en études de genre et les opposants à cette « théorie ». Les visées des uns et des autres sont sans doute fort différentes. Que faut-il en penser ?
 

 

Ceux qui s’intéressent un peu à la question le savent, ce que l’on appelle « la théorie du genre » provoque des débats passionnés, voire polémiques et parfois virulents. Ses détracteurs décrivent cette théorie comme le fossoyeur de la famille et de la civilisation occidentale. Il suffit de consulter les sites Internet, les réseaux sociaux et certains articles de presse consacrés à la question pour s’en convaincre.


Les opposants à la soi-disant théorie du « gender » affirment qu’il existe une et une seule théorie du genre, que nous nommerons donc « gender » pour ne pas confondre avec les significations que le terme genre recouvre dans les sciences humaines et sociales. Une théorie donc qu’ils présentent d’une manière simplifiée à l’extrême, sans aucune nuance, comme si les chercheurs étaient en réalité les membres d’une secte ou d’une société secrète qui, sous couvert d’une information pseudo-scientifique, œuvrent dans le but inavoué de mettre à mal l’ordre social et qui, à ce titre, mériteraient d’être dénoncés et démasqués aux yeux du grand public.

 

Une approche péjorative


Pour les personnes engagées dans les études de genre, la conclusion est claire : le terme « genre » n’est pas compris. Il convient donc d’essayer d’aller au-delà des idées reçues. Qu’est-ce que le « gender » ? Le terme « gender » est en fait utilisé parfois à tort et à travers, d’où les confusions et amalgames que cela provoque. Pour les chercheurs, le « gender » est seulement une catégorie d’analyse et en aucun cas une théorie. Pour eux, les opposants essaient de dénigrer ce secteur de recherche en utilisant le terme de « la théorie du gender » et, par là, poursuivent un objectif éminemment politique : empêcher tout questionnement sur l’origine des relations de pouvoir entre les sexes, d’autant que ces critiques remettent en cause la naturalité d’un certain modèle de féminité et de masculinité, qui sont valorisés dans notre société et qui sont à la base d’un modèle familial dit « traditionnel ».


Si les opposants aux études de genre utilisent le terme « théorie », c’est sans doute parce qu’il comporte, en plus de son sens général, une connotation péjorative. On peut s’en rendre compte en se référant aux définitions que nous offre le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales [1], un site de référence pour la langue française, pour le terme théorie. On peut y lire, dans le sens le plus général, « ensemble de notions, d’idées, de concepts abstraits appliqués à un domaine particulier ». Directement après, suit la connotation tout à fait péjorative « ensemble de spéculations, d’idées gratuites ou irréalistes exprimées de façon tendancieuses ou pédantes et de manière plus ou moins scientifiques ».


Une catégorie d’approche scientifique


Face à cette approche péjorative, les chercheuses et chercheurs affirment ne pas être des adeptes d’une secte ou d’une société secrète mais des chercheurs qui travaillent dans des unités de recherche au sein d’universités et d’une manière qu’ils-elles qualifient de scientifique. Ils-elles n’essaient donc pas d’imposer un point de vue en catimini ou à l’insu du public. Ils et elles participent à un débat ouvert et à une pluralité de points de vue. Les études qu’ils ou elles produisent sont diffusées ouvertement et, en général, les recherches sont financées par des institutions publiques [2]. Ce n’est donc pas une pseudo science soumise à un agenda politique ou idéologique. En effet, ces recherches visent surtout à comprendre le monde dans lequel nous vivons, à connaître son histoire et son fonctionnement. Les résultats des recherches ne sont pas tronqués pour correspondre à un agenda déterminé à l’avance.


Cela ne veut évidemment pas dire que des personnes n’utilisent pas les données produites à des fins politiques. C’est incontestable. Mais cela n’est pas différent de ce qui se passe pour les chercheurs en environnement, qui produisent des données que les activistes sont libres d’utiliser pour la défense de l’environnement et du climat ou pas. On peut d’ailleurs rappeler les débats entre ceux qui alertent les États sur les dangers du réchauffement climatique (par le biais du GIEC, instance internationale de scientifiques spécialisés dans la question) et les détracteurs qui prétendent s’appuyer sur d’autres études scientifiques.


Souvent aussi, cette « théorie » est décrite comme étrangère [3]. Elle viendrait des États-Unis, d’un autre monde. Or, les études de genre sont internationales. Il s’agit d’un concept utilisé par des penseurs ou des penseuses ou des théoriciennes qui tentent de créer du sens à partir de résultats accumulés dans certaines disciplines. Dans ce sens, on peut parler de théories du genre (mais toujours au pluriel), au même titre que des théories psychanalytiques, linguistiques ou mathématiques.


Un terme qui s’est imposé petit à petit


Les études de genre ne se limitent pas aux études sur la sexualité, bien qu’un champ spécialisé dans ce domaine existe. Et ce sont ces recherches qui, dans le débat public, se heurtent à d’autres définitions du terme « genre » (définition psychanalytique, définition psychiatrique, définition sociologique, définition historique). La définition psychiatrique a été popularisée aux États-Unis et plus difficilement dans le monde francophone. Néanmoins, le terme a fini par faire partie du langage commun non sans une certaine confusion.


C’est dans les années 1980 que le terme s’impose dans les débats publics, dans le vocabulaire politique et notamment lors de la conférence de Nairobi qui signe la naissance d’un féminisme mondial. Son utilisation se confirme lors des conférences internationales du Caire (1994) et de Pékin (1995). Cet engouement apparait suspect si on pense au contenu subversif de la notion de genre. Comme le souligne l’OMS, le terme est trop souvent utilisé comme synonyme de « femme » ou de « sexe féminin ». Un emploi qui est vidé de sa substance, adouci, assoupi, et consiste à gommer celui de « sexe » lui ôtant par là toute sa force épistémologique et idéologique autorisant un usage immodéré du terme. Si la notion est désormais entrée dans le langage politique commun, le terme continue d’être mal compris et son utilité reste contestée – notamment en France – où la traduction a charrié tout un ensemble de positionnements politiques et institutionnels qui dépasse la simple controverse linguistique. La critique principale de la France par rapport à ce terme est qu’il est une importation étasunienne, il serait intraduisible, il n’aurait pas le même sens en français qu’en anglais. Un sentiment qui oscille entre la fascination et le rejet du monde académique français à l’égard du monde académique étasunien. Il faut d’ailleurs analyser cette controverse d’un point de vue politique plutôt que linguistique : elle est liée à une question d’intérêt national. L’État français est un état unitaire fort où l’importance de la langue n’est plus à prouver (par exemple, le terme ne pose aucun problème en Suisse). L’importation de ces notions anglo-saxonnes au sein du monde francophone est toujours suspecte. Cela traduit également des différences de pensée politique entre l’universalisme français et le communautarisme supposé du continent nord-américain. La question féministe est toujours reliée au communautarisme en France, la guerre des sexes n’est pas française.


Le pouvoir politique du langage s’incarne notamment au travers la décision prise en 2008 par la Commission générale de Terminologie et de Néologie en France où les pouvoirs publics se sont prononcés contre l’utilisation du terme genre dans la langue française. L’avis spécifie que la substitution de « genre » à « sexe » ne correspond pas à un besoin linguistique. L’extension de sens du mot « genre » ne se justifie pas en français. Le genre, selon l’UNESCO, se réfère aux différences et aux relations sociales entre les hommes et les femmes et comprend toujours la dynamique de l’appartenance ethnique et de la classe sociale. Selon la Commission générale de Terminologie et de Néologie, il semble délicat de vouloir englober en un même terme des notions aussi vastes.


Quand un terme polysémique entre dans la loi


En devenant un outil des politiques publiques, le genre revêt malgré lui une aura de mystère, un parfum de subvention européenne. Le fait de le faire entrer dans les lois demande de le définir une fois pour toutes. Le genre est polysémique, il perd, en entrant dans la loi, sa puissance subversive. Cette confusion a laissé le champ libre aux opposants des évolutions récentes en matière de droit sexuel et de filiation. On aboutit dès lors à une désinformation et à un climat de peur face à la montée de la modernité. Désormais, lorsqu’on cherche « gender » dans le moteur de recherche Google, ce sont les définitions de ces adversaires (Le Figaro, pour n’en citer qu’un) qui apparaissent en premier lieu. Les média, en ne donnant pas la parole aux féministes et aux chercheurs, ont donné la possibilité à d’autres de définir les études de genre à leur place. Le sens commun ne se souvient désormais que du point de vue imposé par les opposants, à tel point que certains médias tels que France Inter ou certains ministres tels que Vincent Peillon (ministre de l’éducation nationale en France) parlent aujourd’hui de « théorie du genre » plutôt que « études de genre ».


Des études sans prétention prescriptive


Le point de vue des détracteurs tente à faire taire, à gommer les chercheurs en sciences sociales en imposant une vision tronquée des études de genre. Or, ces études, si elles remettent effectivement en cause une naturalité des catégories d’hommes et de femmes, en les historicisant par exemple, n’ont pas vocation à la destruction d’un modèle familial et traditionnel. Ces études n’ont pas de vocation prescriptive. Faire l’histoire d’un modèle familial dit « traditionnel », montrer qu’il s’agit d’une invention bourgeoise du XIXe siècle diffusée et généralisée au cours du XXe siècle n’empêche nullement les familles d’adhérer aux valeurs constitutives de ce modèle et de s’en prévaloir.


Dire qu’on ne naît pas femme mais qu’on le devient ne revient pas à dénigrer ou à empêcher des familles, des hommes et des femmes d’incarner leur féminité, leur masculinité ou de baser leur vie familiale sur certaines valeurs. Au contraire, il s’agit d’ouvrir le spectre des possibles au plus grand nombre en montrant qu’il ne s’agit pas de données naturelles et immuables. Dès lors, le choix pour un modèle ou pour un autre constitue un choix politique, personnel et privé que chacun doit pouvoir faire librement. La question n’est donc pas de savoir « Est-ce que le modèle familial proposé est bon ou pas ? », mais « Est-ce que ces modèles sont naturels, évidents, immuables ? ». S’ils le sont, pourquoi l’État devrait-il intervenir pour en garantir l’immortalité ? On peut se poser une autre question : le rôle de l’État est-il de promouvoir un seul modèle familial ou de garantir la liberté du choix et de mode de vie de ses citoyens et citoyennes, quel que soit leur religion ou leur option philosophique ? Ces questions ne sont pas des questions d’historiens, de sociologues, d’anthropologues ni d’autres scientifiques. Il s’agit de questions politiques qui doivent être débattues au sein de l’espace public. C’est dans ce cadre qu’il est totalement légitime que les résultats des recherches menées soient diffusés auprès du grand public dans la plus grande liberté.


En décrédibilisant les études de genre, le but presque avoué est d’interdire ou de diminuer le soutien public attribué à ces études. Dès lors, on est en droit de se demander : qui cherche à imposer un point de vue politique avec des idées tronquées [4] ?

 

 

 

 

 


[1] Créé en 2005 par le CNRS, le CNRTL fédère au sein d’un portail unique, un ensemble de ressources linguistiques informatisées et d’outils de traitement de la langue. Le CNRTL intègre le recensement, la documentation (métadonnées), la normalisation, l’archivage, l’enrichissement et la diffusion des ressources. Voir www.cnrtl.fr.
[2] À ce propos, il est à noter que les opposants à « la théorie du genre », voient dans ces financements publics un signe supplémentaire d’un « grand complot », puisque les instances internationales, gangrénées par l’influence du lobby LGBT, inciteraient les Etats à financer les recherches en ce sens.
[3] Si l’on se réfère aux textes de Marguerite Peeters, célèbre opposante catholique à « la théorie du genre », on verra que son discours incite les Africains, par exemple, à ne pas se laisser « contaminer » par les théories étrangères qui visent à détruire la culture traditionnelle et les valeurs du continent africain.
[4] Cette analyse a été rédigée par José Gérard, sur base de notes prises lors de l’intervention de Julie De Ganck et Laura Di Spurio, chercheuses à l’ULB, pendant le colloque organisé le 28 novembre 2013 par Couples et Familles sur le thème « Qui a peur du genre ? ».

 

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