Analyse 2013-15

  Les personnes vivant dans la précarité présentent souvent des symptômes de souffrance psychique et des difficultés à maintenir des relations affectives et familiales. En les considérant sous cet angle, les travailleurs sociaux ne leur font-ils pas une nouvelle violence ? Déjà exclues de la sphère économique, elles se voient affublées d’une étiquette de « malades » et sont ainsi  exclues de la fraternité avec les autres humains. 

 

Dans les sociétés occidentales, les personnes vivant dans des conditions de précarité, voire d’exclusion, cumulent souvent plusieurs difficultés et présentent divers aspects de souffrance psychique. C’est ainsi qu’elles se retrouvent parfois dans les consultations des services de santé mentale. Lors de son intervention au congrès « Pertes, ruptures et abandons [1] », le psychiatre français, Jean Maisondieu, affirmait que dans ses consultations dans les services d’urgences psychiatriques, quatre consultants sur cinq ne présentaient pas de troubles d’ordre psychiatrique, mais uniquement un mal-être lié à la précarité de leurs moyens d’existence ou à une situation d’exclusion. Les professionnels de la relation d’aide ont alors facilement le réflexe de considérer leur exclusion comme « normale ». Puisqu’ils présentent un mal-être, qui entraîne parfois des assuétudes ou des ruptures affectives, il est « normal » qu’ils ne retrouvent pas de travail…

 

Qu’est-ce que la santé mentale ?


Selon la définition de l’OMS, la santé mentale est un état de bien-être permettant à chacun de reconnaître ses propres capacités, de se réaliser, de surmonter les tensions normales de la vie, d’accomplir un travail productif et de contribuer à la vie de sa communauté. On peut comprendre l’intention de cette définition : faire un lien entre une difficulté individuelle appartenant à la sphère de la santé mentale et une réalité collective d’inclusion d’une personne dans la société. La difficulté est cependant que l’individu ne serait alors considéré en bonne santé que s’il accomplit un travail productif. L’individu ne vaudrait donc que par sa production, par son inclusion dans la sphère économique. Selon le psychiatre Jean Maisondieu [2], cela pose un réel problème. Non seulement parce que l’individu ne serait considéré que pour ce qu’il produit et possède, mais encore parce que cela induit, en particulier chez les travailleurs sociaux, une attitude de non reconnaissance de l’humanité de certains. On pourrait cependant affirmer, avec Jean-Jacques Rousseau, que l’autre tire sa dignité du seul fait d’être un humain, sans qu’il soit nécessaire d’ajouter d’autres conditions. Pour Jankelevitch, l’autre est un autre-que-moi parce qu’il est relativement le même, parce qu’il est sensiblement différent [3]. Il faut donc pouvoir reconnaître que l’autre est semblable à moi, même l’exclu ou celui qui est marqué par une souffrance psychique, voire une maladie mentale. L’exclusion est un déni de fraternité, fraternité considérée comme le lien entre des êtres humains considérés comme membres de la famille humaine et conscients de ce lien. Nous ne pouvons pas nous débarrasser de la fraternité, contrairement à la solidarité. Elle s’impose à nous. Donc l’autre s’impose à nous. Nous ne pouvons pas le tuer. Ne pouvant pas tuer l’exclu réellement, nous le tuons symboliquement en le rendant fou. L’effort pour rendre l’autre fou dont parle Searles à propos des psychotiques se retrouve très clairement dans l’exclusion. Nous disons à l’autre : tu es mon semblable mais tu n’as pas de place. Tu n’existes pas à mes yeux tout en étant encore vivant [4].


Souffrance psychique et dépression


La définition de l’OMS risque aussi de provoquer une attitude de « médicalisation » de l’exclusion. La souffrance ou le mal-être liés à la précarité, par exemple, sont-ils du même ordre que la dépression ? La dépression est une maladie et elle doit être traitée par des médicaments antidépresseurs et éventuellement par une psychothérapie [5]. La sortie de la dépression n’est pas liée à la modification de conditions matérielles. La souffrance psychique liée à la précarité, elle, peut se dissiper par la simple modification des circonstances matérielles. L’exclusion du marché du travail peut provoquer des troubles du sommeil et susciter des envies suicidaires, une perte d’appétit, etc. Mais retrouver un travail satisfaisant, des revenus suffisants et la reconnaissance sociale liée au travail et à l’insertion dans la société fera rapidement disparaître les symptômes de souffrance psychique. Bien sûr, les choses ne sont pas toujours aussi simples. Après une longue période d’exclusion et de précarité, la personne ne va pas nécessairement retrouver du jour au lendemain l’estime de soi et la joie de vivre. Il lui faudra peut-être un certain temps. De la même manière, un déprimé pourra se voir basculer dans la précarité du fait de sa dépression et de la perte d’envie d’être un battant dans la sphère professionnelle. En outre, dépression et inquiétude liée au chômage peuvent provoquer les mêmes troubles du sommeil, le même ralentissement.


Exclusion et histoire contemporaine


Une autre manière de mettre la question en perspective est de s’interroger sur l’histoire de l’exclusion. Évidemment, il y a eu de tous temps des exclus. Il y a cinquante ans, on ne parlait pas encore de SDF, mais des grandes villes comme Paris comportaient un petit pourcentage de clochards. Ils faisaient presque partie du folklore et l’on avait tendance à considérer qu’ils vivaient ainsi par choix d’une vie un peu bohème. L’exclusion n’est plus aujourd’hui une réalité marginale. Dans les sociétés occidentales riches, on peut dire que le phénomène de l’exclusion s’est imposé comme une réalité sociale non marginale depuis les deux crises pétrolières des années septante et les événements mondiaux qui ont suivi : chute du mur et effondrement du communisme, mondialisation et radicalisation des logiques capitalistes et financières. Ce qui est nouveau, c’est le fait que désormais des personnes qui n’auraient jamais dû connaître l’exclusion se voyaient basculer dans la précarité. C’est cela qui a provoqué la prise en compte des exclusions dans les politiques sociales. C’est à cette époque que les aides sociales des caisses d’assistance publique se sont muées en revenus d’intégration sociale [6] des centres publics d’action sociale.


Ce revenu ne permet pas de vivre de manière digne et suscite un syndrome d’exclusion qui provoque soit la révolte, soit la honte et le sentiment d’infériorité. Les bénéficiaires lisent aussi – ou en tout cas croient lire – le mépris dans le regard des autres. C’est ainsi que l’on entend pas mal de personnes déclarer qu’elles « ne savaient plus où se mettre » lors de leur passage dans les bureaux d’un service social pour la sollicitation d’une aide sociale. Dans son intervention lors du congrès « Pertes, ruptures et abandons [7] », le Docteur Maisondieu évoquait ce que lui disait une patiente : « Je n’ai eu ce travail que parce que je me suis présentée chez l’assistante sociale avec mon enfant en bas âge ». Il faut éveiller la pitié et donc se faire honte à soi-même pour obtenir l’aide sociale à laquelle tout humain devrait pourtant avoir droit du simple fait qu’il est un citoyen. Le message qu’intériorisent dans ces circonstances les bénéficiaires d’aides sociales est alors celui-ci : « Je ne vaux pas par moi-même, mais parce que je fais pitié avec mon enfant ». Et ce sentiment lui-même de honte les rend probablement incapables de se réinsérer de manière pertinente dans les circuits sociaux et économiques qui leur permettraient d’échapper à l’exclusion.


Pas de pitié mais du respect


Pour que le contact avec les travailleurs sociaux ne soit pas une nouvelle violence pour les personnes vivant dans la précarité, il faudrait parvenir à remplacer la pitié et même l’empathie par le respect. Inutile de vouloir « se mettre à la place » de celui qui est exclu, c’est de toute façon impossible. Par contre, lui manifester du respect est essentiel. Ces personnes méritent le respect du simple fait qu’ils font partie de la fraternité des humains. Ils méritent, ils ont droit à des conditions d’existence dignes selon la déclaration des droits humains. Les autres sentiments que peuvent manifester les travailleurs sociaux et autres spécialistes de la relation d’aide, s’ils ne s’établissent pas sur un socle de respect fondamental de la personne, ne sont qu’une violence supplémentaire [8].

 

 

 


 

 

[1] Congrès organisé par Parole d’enfants au siège de l’Unesco à Paris les 5 et 6 décembre 2013.
[2] Jean Maisondieu, psychiatre français, est l’auteur de La fabrique des exclus, Bayard, 2010.
[3] Vladimir Jankélévitch, Le pur et l’impur, Flammarion, 1960.
[4] Interview de Jean Maisondieu, « La dépression est une maladie, pas l'exclusion ! », in Lien social,  n° 615, mars 2002. Disponible sur www.lien-social.com
[5] Voir à ce propos « La dépression est une maladie, pas l'exclusion ! », in Lien social,  n° 615, mars 2002. Disponible sur www.lien-social.com.
[6] Au 1er septembre 2013, le revenu d’intégration sociale s’élevait à 817,36 € nets pour une personne isolée.
[7] Le congrès « Pertes, ruptures et abandons » était organisé par Parole d’enfants au siège de l’Unesco à Paris les 5 et 6 décembre 2013.
[8] Analyse rédigée par José Gérard, suite à la participation au Congrès « Pertes, ruptures et abandons » organisé à Paris par Parole d’enfants.

 

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