Analyse 2012-11

Couples et Familles est interpellée à un double titre par la libération de Michèle Martin. Comme association familiale, dont le siège social est par ailleurs situé à Malonne, elle partage l’émotion des familles victimes de Marc Dutroux. Mais comme association d’éducation permanente, elle estime essentiel d’aller au-delà de l’émotionnel si l’on veut construire une société où chaque être humain est reconnu dans sa dignité fondamentale.


Dimanche 19 août : près de 5000 personnes répondent à l’appel de Jean-Denis Lejeune pour l’instauration, dans le droit belge, de ce qu’on appelle des peines incompressibles.  Le mardi 31 juillet, le tribunal d'application des peines de Mons décidait de libérer Michelle Martin sous conditions. Elle allait être envoyée au couvent des Sœurs Clarisses, à Malonne, et c’est ce qui, après le rejet d’un appel, a été exécuté.


Avant cela, manifestations, déclarations en tout genres, réunions d’information, dégradations même des abords de couvent de Malonne, se sont succédées pour faire pression sur le monde politique en général et sur la Ministre de la Justice en particulier. Michèle Martin a été libérée sous des conditions strictes. Elle est à Malonne, mais les femmes et les hommes politiques sont sous pression : l’accord de gouvernement prévoyait que la question des peines serait revue. Les événements autour de cette libération conditionnelle ne pouvaient que le confirmer dans cette voie.


En quoi sommes-nous interpellés ?


L’association « Couples et Familles » s’est trouvée interpellée par ces événements comme par leurs impacts sur le monde politique et judiciaires. Sans se laisser entraîner par des considérations liées aux personnes, que ce soit de Michèle Martin ou encore des Sœurs Clarisses de Malonne, nous avons tenté de prendre le recul nécessaire à une analyse sereine des enjeux qu’impliquent ces réactions.


Que se passe-t-il ? Dans quel contexte ? Que réclament celles et ceux qui s’opposent aux libérations conditionnelles ? Quelles améliorations du fonctionnement de la justice et de la capacité de la société de réinsérer en son sein, dans les conditions les meilleures, celles et ceux qui ont apuré leur peine ? Quelles valeurs par contre risquent d’être mises en péril par ce qui est demandé ? Questions qui s’imposent avant toute prise de position et tout appel en vue d’appuyer ou de récuser telle ou telle position.


Une coïncidence heureuse nous a aidés dans cette analyse : la publication récente par les Editions « Couleurs livres » de l’ouvrage « Après le meurtre, revivre » [1]. Il s’agit d’un ouvrage de témoignages recueillis par Anne-Marie Pirard, une de nos collaboratrices occasionnelles, auprès de Jean-Pierre Malmendier et de Jean-Marc Mahy, deux personnalités censées être à l’opposé l’une de l’autre. Le premier, ancien sénateur aujourd’hui décédé, était le père d’une fille assassinée. Le second, un meurtrier qui a retrouvé la liberté après 19 ans d’incarcération. Or, ces deux personnes aux parcours à ce point dissemblables, ont effectué un chemin de résilience qui les a conduit à se rencontrer et à faire route ensemble pour tenter de répondre à ces questions. Nous nous en sommes largement inspirés.


Que dit le droit ?


Penchons-nous d’abord sur le droit tel qu’il est aujourd’hui, non sans avoir précisé qu’en droit comme aux yeux de notre association, il n’appartient à personne, que ce soit à titre individuel ou collectif, de tenter de mettre en cause une décision de justice appliquée dans le respect des lois existantes : aucune demande d’effets rétroactifs d’une modification d’une loi ne saurait se justifier.


Certes, tout citoyen peut, et doit même au plan du principe, exercer un regard critique sur les lois. L’argumentation des propositions ou des projets de loi, leur étude ou leur prise en considération, après un parcours parfois long et controversé, sont reprises dans les attendus qui les introduisent, et les débats qui ont conduit à leur vote sont consignés à la virgule près dans les annales parlementaires. C’est donc très souvent « du sérieux ».


Les deux autres pouvoirs, l’exécutif - le gouvernement -, et le judiciaire - tout l’appareil de Justice -, sont tenus de les respecter et de les faire exécuter, dans l’esprit dans lequel elles ont été édictées, et dans le respect des formes qu’elles énoncent pour leur mise à exécution. Voilà qui peut paraître très technique, mais cette séparation des pouvoirs comme les procédures parlementaires pour l’établissement des lois qui régissent notre quotidien, sont les fondements même du fonctionnement démocratique de l’Etat de droit dans lequel nous avons la chance et le privilège de vivre.


Il n’empêche que toute loi résulte de décisions prises par le pouvoir législatif, donc par les élus, à un moment donné et avec des objectifs bien définis. Le contexte de la vie en société et les références qui y prévalent évoluent. Quel que soit le bien fondé d’une loi et le sérieux avec lequel elle a été élaborée et votée, elle peut s’avérer ne plus répondre valablement aux objectifs pour lesquels elle a été édictée.


Le droit peut évoluer, mais la loi est la loi !


Dans cet esprit, aucune loi n’est donc intangible. Toutes peuvent être amendées ou même abrogées. A tout moment, de nouvelles lois ou des amendements aux lois existantes peuvent être envisagés par le pouvoir exécutif ou proposées par les parlementaires. Revendiquer de nouvelles lois ou des amendements aux dispositions en vigueur sont l’exercice d’un droit citoyen à la base même du fonctionnement démocratique.


La démarche d’un Jean-Denis Lejeune comme de celles et ceux qui l’entourent est donc à nos yeux plus que respectable. A la limite, elle est même exemplaire de ce que nous devrions être comme citoyen : proposer à nos responsables politiques, par la voix d’interpellation des personnes qui ont été élues à la chambre et au sénat, des pistes de propositions d’amendements ou de législation nouvelle que nous estimerions nécessaires.


Un élément essentiel est toutefois à prendre en considération dans l’exercice de ce droit : tant que les chambres n’ont pas voté un amendement à une loi, ou une nouvelle loi en lieu et place d‘une autre qu’elles abrogent, c’est la législation en cours qui est applicable à tous les citoyens. Ce processus législatif est, il est vrai, assez long et souvent complexe, mais il est aussi, et c’est essentiel, un barrage à toute velléité d’accaparement du pouvoir par un groupe ou par une personne. C’est un barrage dès lors contre toute dictature, quelle que pourrait en être la nature.


L’affectif et la précipitation sont de mauvais conseils


Il y a certes un défaut à ce régime de démocratie parlementaire : il n’est que la loi du plus grand nombre. C’est bien pour cela qu’il existe, à l’intérieur même de nos systèmes parlementaires, des dispositions que les constituants de ces régimes ont considérées comme trop essentielles à la vie de chacune et de chacun pour être laissées à la disposition d’une majorité simple des élus. Elles demandent, pour être modifiées ou abrogées, des majorités spéciales, comme celles requises, par exemple, pour modifier la Constitution.


Toutefois, même lorsqu’il s’agit de dispositions légales qui n’exigent pas de majorité spéciale, « Couples et familles » croit déceler un risque  grandissant d’une prise en considération trop expéditive de réactions, certes compréhensibles sur le plan émotionnel, mais susceptibles de ne pas même respecter les lois existantes, et qui conduisent à revendiquer, même sans en prendre conscience, une Justice expéditive et à la carte.


Si Michèle Martin, ou qui que ce soit, n’a pas à bénéficier de régime de faveur en aucun domaine, elle n’a pas non plus à être traitée autrement que ce que dit la loi de sa situation, de sa condamnation, et des modalités d’apurement de sa peine. L’esprit de la loi qui lui est applicable, comme les procédures qu’elle prévoit, doivent être respectés. Que cette loi et ces procédures puissent, ou même doivent peut-être être améliorées, notamment en prenant mieux en considération ce que vivent les victimes, les revendications sont là. Il appartiendra aux chambres parlementaires d’en juger, mais cela concernera les auteurs d’actes à venir.


Ceci pour ce qui est des lois dans un Etat de droit qui garantit le respect de la dignité humaine face à toutes les dictatures, de quelque potentat mais aussi de quelque idéologie qu’elles puissent procéder.


Au-delà des drames, survivre !


Autre chose est de la résilience. C’est un concept utilisé en psychologie depuis une vingtaine d’années. Il définit la capacité d’une personne de « s’en sortir » après un événement qui l’a gravement perturbée.


C’est évidemment le cas des victimes et de leur entourage. Qui en douterait ? Mais c’est aussi le cas des agresseurs. Non seulement leurs actes peuvent les avoir entraînés bien plus loin qu’ils ne le voulaient - le cas de braquages qui dérivent par exemple -, mais la privation de liberté pendant une période plus ou moins longue, éventuellement aggravée par des conditions carcérales difficiles, ne les laissent pas indemnes. Une fois la peine apurée, la réinsertion s’avère souvent problématique, que la peine formellement prononcée ait été ou non totalement appliquée.


La question de la résilience n’est pas une capacité individuelle qui serait comme un talent inné, elle est une manière de se positionner devant les événements imprévus de la vie, capacité acquise par l’éducation, par le milieu de vie, par la société tout entière en définitive.


La capacité d’une population de se relever après des catastrophes naturelles ou après des conflits, témoigne de l’aspect collectif de la résilience. Toute personnelle qu’elle soit dans le vécu de chacun, elle n’en est pas moins aussi collective, comme le sont les émotions ressenties dans les cas d’actes criminels dont les caractéristiques émotionnent en profondeur, non seulement les victimes et leur entourage, mais toutes les personnes qui, sous le choc des événements, se sentent directement ou indirectement sous la menace de tels agissements. La « marche blanche » suscitée par la découverte des agissements de Marc Dutroux, avec la complicité de Michèle Martin, en est un exemple présent à toutes les mémoires.


Sortir du réflexe naturel de vengeance


Ces aspects collectifs, tant du traumatisme causé par un événement que de la capacité de le dépasser, pose clairement la question de l’organisation sociale fondatrice du fonctionnement de la société et donc, très clairement, de l’ensemble des lois qui la régissent.


Si chaque situation bouleversante devait exiger, dans l’émotion et la révolte qu’elle provoque à juste titre, une réforme des lois et de la conception même du droit élaboré au cours des ans avec le plus de sérénité et d’approfondissement possibles, nous en arriverions rapidement à une législation pleine d’incohérence. De plus, elle risquerait de jouer les balanciers entre un retour en force de la vengeance justifiant la peine de mort voire le lynchage, et une clémence sans retenue, par exemple après la mort d’un condamné reconnu par la suite innocent, ou lui-même reconnu, a posteriori, victime de faits inhumains ou dégradants antérieurs à son acte.


Cela ne rejette pas le fait que la personne qui est victime d’un acte criminel et son entourage sont nécessairement confrontés à un sentiment réflexe de vengeance, quelle que soit leur volonté de respecter l’agresseur dans sa dignité d’être humain par-delà le crime commis. Il n’est pas donné à tout le monde de faire siennes, sous le choc d’un crime, les paroles que les évangiles mettent dans la bouche du crucifié : « Père, pardonne leur, car ils ne savent ce qu’ils font ».


Analyse d’une parole de victime


Cette parole vaut pourtant son pesant d’analyse. « Pardonne les » traduirions-nous en mauvais français, mais ces paroles ne disent pas : « ne retiens rien de l’acte qu’ils ont commis ». L’acte condamnable est et reste condamné sans rémission : il n’y a, à son égard, aucune extinction de condamnation dans le temps. Le jugement et la condamnation de l’acte délictueux sont imprescriptibles.


Autre chose est de celui ou de celle qui l’ont commis : sa dignité de personne humaine ne peut lui être enlevée et, au nom même de cette reconnaissance, la société doit tout mettre en œuvre pour que la peine qui lui est infligée soit un instrument pour lui faire prendre conscience la portée de son acte, et la nécessité de devenir autre pour pouvoir être réintégré, de manière fiable pour toutes et tous, dans la vie de la société.


Il ne serait pas correct de céder à des raccourcis qui poussent à prétendre que dans le système carcéral que connaît la Belgique, comme nombre de pays occidentaux d’ailleurs, aucune réinsertion des condamnés, que ce soit en liberté conditionnelle ou en bout de peine, ne peut être positive. Il n’empêche que l’organisation de l’application des peines entraîne une incapacité presque totale de la société à aider à la résilience des détenus, ne serait-ce que du fait des conditions de détention dans les institutions pénitentiaires.  Le vécu, non seulement des prisonniers, mais aussi du personnel des prisons, des visiteurs et visiteuses, des aumôniers et des accompagnants des diverses convictions religieuses ou philosophiques, des psychologues et des avocats, en témoigne à suffisance. Mettre en détention sans aucune perspective d’avenir, celles et ceux qui y ont été condamnés, et les y maintenir le plus longtemps possible, c’est retarder les chances de réinsertion, sans plus aucun moyen de conditionner la liberté si la peine a été totalement apurée.


Que pardonner ?


Reste la notion de « pardon ». Ce serait mal entendre ce concept, tant sur le plan philosophique que religieux, que penser que le pardon est l’oubli de la faute ou, plus encore, que c’est considérer que la peine accomplie est le prix désormais payé, comme si elle était l’équivalent social, voire personnel, du crime commis.


Par-donner, c’est « donner par-delà », c’est reconnaître à l’autre qui reconnaît sa faute, la regrette, en a subi les conséquences sur le plan du droit, et s’engage à ne pas récidiver, sa pleine capacité de regagner la vie sociale. Ce n’est pas une « absolution » qui blanchirait l’acte qui a fait tache comme s’il n’avait pas existé, mais une démarche de confiance accordée malgré cette tache, indélébile pourtant, tant dans l’histoire de celui qui l’a subi que dans celle qui l’a commis.


La disponibilité des Clarisses de Malonne à accueillir Michèle Martin dans leur environnement relève de cette perception du pardon. Qu’elles le fassent au nom de leur foi n’est à nos yeux pas pour autant une exclusivité des croyants, mais elles n’en témoignent pas moins qu’à leurs yeux, les paroles du crucifié ne sont pas lettre morte.


Les priorités pour « Couples et Familles »


Qu’est-ce qu’une association comme « Couple et Familles » peut émettre comme préoccupations citoyennes dans ce contexte que vient de traverser le pays ?

  • D’abord et prioritairement, la promotion par les pouvoirs publics et par le monde associatif, d’une éducation, tant parentale que scolaire, au respect d’autrui dans toutes ses dimensions de personne, comme dans tout ce qui lui appartient. Le « tout à moi et tout de suite » a trop empiété sur les valeurs d’autonomie et d’individuation de chaque personne, qui auront été un des apports remarquables de nos sociétés au cours du siècle passé. Un rééquilibrage est urgent. C’est par le biais d’une telle éducation qu’il adviendra et en elle que réside la prévention des actes de violence qui tissent nos sociétés, bien plus  que les mesures sécuritaires qui prétendent en protéger.
  • Ensuite, une réelle politique de nature et de modes d’accomplissement des peines infligées. Les condamnations à des peines qui en restent à une mise en cage des voleurs, des escrocs et des criminels, dans des conditions de dégoût de soi et des autres, ne peuvent qu’engendrer des personnes définitivement inadaptées au vivre ensemble, voire dramatiquement agressives et prêtes à toutes les récidives. En d’autres termes, il importe de quitter un système carcéral qui développe et cultive la violence et la haine de l’autre, pour une organisation de rééducation réelle des condamnées et des condamnés en vue de leur réinsertion optimale dans la société. C’est certes une préoccupation de la personne des condamnés mais c’est, simultanément, un investissement social essentiel de décriminalisation de nos sociétés.
  • Enfin, dans le même esprit de prévention, un accompagnement sérieux des personnes libérées définitivement ou conditionnellement dans le respect des procédure légales. Une personne condamnée qui se retrouve seule à la rue, sans toit, sans liens sociaux risque d’être la proie immédiate de nouveaux actes criminels, ne serait-ce que pour survivre. Et plus l’incarcération est longue et effective, plus cette situation se vérifie.


Prévenir la violence


La violence est la fille de la frustration et de l’obscurantisme. Les manquements dans l’organisation de la société créent les trop grandes disparités dans les possibilités de s’insérer dans la vie sociale et dans la capacité de comprendre le bien fondé du respect de l’intégrité de tous les humains.


Des actes répréhensibles auront toujours à être dénoncés et condamnés, mais ils ont surtout à être conjurés par une société plus égalitaire, une éducation altruiste généralisée, et une rééducation intelligente et efficace des personnes condamnées.


Telle est la conviction des membres de l’asbl « Couples et Familles » et l’appel qu’ils lancent en conséquence aux autorités politiques de ce pays [2].

 


 

[1] Jean-Marc Mahy et Jean-Pierre Mallendier : « Après le meutre, revivre » - Témoignages recueillis par Anne-Marie Pirard. Editions « Couleur Livres ». 2012.
[2] Analyse rédigée par Jean Hinnekens.

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