Analyse 2012-04

Beaucoup de Belges francophones ne se sentent pas « bien dans leur peau ». Une enquête récente le fait encore apparaître. Si le recours à des psychologues est probablement plus judicieux qu’un recours à des médicaments, l’essentiel serait sans doute de s’attaquer au modèle de société qui provoque ce mal-être.



Le moral dans les talons

Solidaris, la Mutualité socialiste, en partenariat avec la RTBF et le journal « Le Soir », a sorti à la mi-juin 2012 une enquête sur la manière dont les francophones de Belgique se sentent plus ou moins bien dans leur peau. Ce « thermomètre » semble devoir indiquer que la population n’a vraiment pas le moral au zénith, loin s’en faut.

Les aspects qui retiennent l’attention d’une association comme « Couples et Familles » concernent tout particulièrement l’équilibre psychologique des personnes. Cet aspect est en effet déterminant dans les relations au sein des couples et plus globalement au sein des familles.

Nous avons été plus particulièrement frappés par les éléments suivants de l’enquête :

- si ces proportions varient en fonction du sexe et de la précarité - mais le nombre de femmes en situation de sous-emploi et de précarité est effectivement plus élevé -, « seul un(e) Belge francophone sur quatre ne ressent aucun mal-être et ne se sent jamais anxieux(se), angoissé(e) ou déprimé(e, et un sur dix exprime un profond mal-être permanent ». Entre les deux, toute une gamme de personnes plus ou moins mal dans leur peau et en recherche de plus de bien-être, non seulement dans le sens matériel de ce terme, même si cet élément pèse de manière assez récurrente, mais aussi de manière plus existentielle ;

- cette situation se traduit par un taux particulièrement élevé de personnes dépressives ou modérément dépressives, soit 16% de la population, Ce taux serait particulièrement plus élevé que par exemple en Allemagne, où il ne serait que de 3,6 % ou encore qu’aux Etats-Unis, où il serait de 4,6%. Encore faut-il se méfier de telle comparaison : une enquête n’est évidemment pas l’autre. Il n’empêche que des taux à ce point différents interpellent. De plus, 34% des personnes interrogées qui ne se disent pas « en dépression profonde ou modérée » s’estiment dans un état de dépression légère. Ainsi, ce serait 50% de la population belge francophone qui se sentirait en dépression. Là encore, si un doute pourrait être émis du fait de ce que ce ressenti dépressif est toujours un peu subjectif, il n’en resterait pas moins que la moitié de la population ne se sent pas vivre comme elle en rêverait ;

- six parents sur dix - mais une fois encore les femmes en situation monoparentale et les personnes en situation de précarité sont majoritaires dans cette proportion - sont « très inquiets » pour l’avenir de leurs enfants , notamment en ce qui concerne la qualité de l'enseignement et dès lors les résultats scolaires. Toutefois, ils le sont aussi à cause de la difficulté de dialoguer. On peut d’ailleurs se demander si parcours scolaire difficile et difficulté de dialogue ne sont pas liés. Des parents rendus anxieux par la crainte de résultats scolaires insatisfaisants qui risquent de conduire leurs enfants dans des situations dont ils voudraient eux-mêmes sortir, ou dont ils s’estiment heureux d’avoir pu échapper, risquent de ne plus pouvoir parler d’autre chose avec leurs enfants. On peut comprendre que ceux-ci tentent alors le plus souvent d’y échapper ;

- la même proportion de six parents sur dix est par ailleurs préoccupée par le sort de ses propres parents : la longévité entraîne des questions qui ne se posaient que rarement et très ponctuellement par le passé. Aujourd’hui, la question est générale : comment leur santé va-t-elle évoluer et de quels moyens disposent-ils et disposerons-nous pour nous occuper d’eux quand ils ne seront plus autonomes ?

- alors que trois-quarts des personnes qui ont exprimé des difficultés psychiques, graves ou moins graves, à peine plus d’une sur dix consulte un médecin ou un psychologue , les autres se confient, quand ils le font, à des membres de la famille ou à des amis. Paradoxe ? Peut-être, mais signe qui pourrait aussi témoigner de la subsistance d’une certaine proximité de l’entourage  susceptible d’entendre le mal-être d’un proche, parent ou ami.

Psy (chologues) contre psy (chotropes)

Pratiquement simultanément à la publication de cette enquête, la ministre de la Santé publique, Madame Laurette Onkelinx, peut-être suscitée par cette enquête d’ailleurs , a émis le souhait que les consultations chez un psychologue soient remboursées. En rendant la thérapie moins coûteuse, elle espère, dit-elle, amener davantage de personnes à confier leur mal-être à quelqu’un plutôt qu'à des médicaments.

L’asbl «  Couples et Familles » ne peut que souscrire à cette initiative, même si elle s’interroge sur les critères de reconnaissance des personnes qui se verraient ainsi accréditées officiellement pour que leurs consultations soient prises en charge par la sécurité sociale, comme sur le diagnostic à poser, où et par qui, pour que la prise en charge soit justifiée.

Toutefois, c’est une autre question qui se pose en amont. Le recours aux psychologues n’est-il pas, comme le recours aux psychotropes , rien d’autre qu’un moyen de pallier les symptômes de la maladie ou de survivre malgré eux, si ne sont pas jugulées  les causes qui provoquent cette déprime presque sociologique, mais dont les effets sont portés par des personnes et des familles qui sont amenées à les vivre de manière bien définies et bien concrètes ?

Du besoin impératif des soins à l’urgence de la prévention

Or, ces causes sont de deux ordres suivant les éléments recueillis par l’enquête, et de deux ordres qui souvent se superposent : le stress provoqué par la précarité ou son éventualité toujours menaçante d’une part, le rejet dans la solitude et le non-sens de l’existence de l’autre.

Chômage, menace sur l’emploi, chantage au licenciement et pression dès lors sur les conditions de travail, rupture affective avec le plus souvent son cortège de rancÅ“ur ou de culpabilité, mais aussi l’écroulement de la situation financière et les difficultés de la gestion des enfants, le tout au sein d’une société dans laquelle, parfois pour les mêmes causes, la sécurité est de moins en moins assurée : même si elles étaient gratuites et généralisées, les séances d’aide psychologique ne les combattraient pas plus que les psychotropes.

Il faut certes apporter aides et remèdes pour alléger les conséquences présentes de ces situations, mais il importe simultanément, et de manière plus massive encore, de trouver et imposer démocratiquement et donc politiquement des pistes pour inverser les priorités de nos sociétés. Le « tout à l’argent » qui apporte de l’argent à quelques-uns au détriment de toutes et de tous n’est plus supportable. Mais cette suprématie de l’argent n’est-elle pas née d’une culture du « pour moi seul et tout de suite » qui s’est insidieusement glissée dans le sillage les acquisitions remarquables de l’autonomie des personnes et du rejet justifié des obscurantismes ?

Participer à l’avènement d’une autre culture : chance de guérison !

Le « moi-je » a trop souvent perdu « l’entre nous » de la relation, et le «  tout, tout de suite », la quête du sens de la durée, c’est-à-dire du présent de demain, pour nous-mêmes et au-delà  de nous. Ce n’est donc pas seulement de système économique et financier qu’il nous faut changer, mais de culture.

Maurice Bellet, parlant du soin, dans l’esprit de ce que nous pensons participer de cette culture-là qu’il nous faudrait inventer, écrit  : « Il en est du soin comme du partage. … le soin essentiel : celui qui donne à l‘homme de pouvoir être humain. »

L’asbl « Couples et Familles » plaide dès lors avec insistance pour une prise de conscience de l’urgence à se former et à former les enfants et les jeunes à une prise de conscience de ce que l’épanouissement personnel n’est possible que dans une société de partage entre toutes et tous, et d’attention réciproque à ce que chacune et chacun puissent vivre dans une réalité qui offre les conditions d’une vie pleinement humaine.

Des initiatives et des priorités en ce sens sont dès lors à promouvoir dans l’ensemble du système éducatif, institutions d’enseignements et familles, mais dès lors aussi dans les priorités de l’éducation permanente et du recyclage des enseignants et éducateurs. Elles relèvent donc du pouvoir politique, qui peut poser des choix de programmations qui donnent priorité à cette connexion indispensable entre l’épanouissement de la personne et sa responsabilité sociétale et interpersonnelle, et des choix de promotion des associations et institutions qui la favorisent.

En d’autres termes, le « je » n’a de perspective de vivre bien dans sa peau que s’il se sent partie prenante et reconnue d’un « nous » dans lequel il peut trouver sens. Du « moi » à la pleine reconnaissance de l’autre, de la fraternité et de la solidarité avec mes proches à la prise de conscience de ma part de responsabilité et créativité au profit de toute et de tous de par le monde : des chemins à trouver et des itinéraires à tracer qui requièrent une formation continue des adultes et une éducation responsable des jeunes.

Celui qui trouvera à pouvoir s’engager sur ce chemin de vie là n’aura pas ou plus besoin de psychotropes, ni de l’aide, même gratuite, d’un psychologue. Cet engagement-là le soignera, même au sein de réalités qu’il combattra pour survivre, et il participera à l’avènement d’une culture d’altruisme réciproque et responsable, dont il sera le premier bénéficiaire, et qui rejaillira sur les siens et sera « tout profit » pour l’humanité à venir. Et ce « profit »-là ne s’évaluera pas en Euros ou en Dollars .


 
[1] L’étude de Couples et Familles « Angoisses d’un monde à la dérive » (mars 2011), étudiait cette question de l’inquiétude des parents face à l’avenir de leurs enfants.

[2] Il n’est pas inutile de renvoyer ici aux études publiées par « Couples et Familles » sur ce thème et intitulée : « Quand un proche déprime » et « Psy, gourou, maître spirituel ou guérisseur ? ».

[3] Certains commentateurs s’interrogeaient d’ailleurs sur la non neutralité du commanditaire de l’enquête et replaçaient cette enquête et sa médiatisation dans une stratégie politique plus globale, dans laquelle l’intervention de Madame Onkelinx prendrait place. Voir par exemple l’article de Thierry Dupiereux dans L’Avenir du 12 juin « Thermomètre des Belges : à qui profite l’analyse anxiogène des enquêtes ? » http://www.lavenir.net/article/detail.aspx?articleid=DMF20120612_00169538

[4] Les psychotropes sont des substances susceptibles d’agir du système nerveux et  de modifier de ce fait  certains comportements. C’est ainsi qu’ils peuvent influer sur l’humeur, les sensations, la perception des choses et, en quelque sorte, conditionner les facultés mentales.

[5] Dans « La chose la plus étrange », page 199. Né en 1923, Maurice Bellet est prêtre, philosophe, théologien et psychanalyste français. Il a publié plus de 50 ouvrages parmi lesquels des titres comme « Le dieu pervers », « Les survivants », « Incipit », « Les allées du Luxembourg » ou encore « L’Europe au-delà d’elle-même ».

[6] Analyse rédigée par Jean Hinnekens.
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