Analyse 2011-24

Le préservatif, la pilule, la pédophilie, les relations homosexuelles, etc. : bien des choses qui touchent au sexe semblent poser problème aux chrétiens. Le problème est-il seulement le fait d’une hiérarchie rigide ou touche-t-il plus profondément les chrétiens ?

 

Ces dernières décennies, l’Eglise catholique est intervenue régulièrement dans l’espace public à propos de questions d’ordre sexuel. Et c’est presque une évidence pour beaucoup que son discours est fait de condamnations et de normes rigides, à contre-courant d’un climat ambiant beaucoup plus libertaire. Mais les chrétiens de la base, qu’en pensent-ils ? Qu’ils soient catholiques convaincus et pratiquants, qu’ils soient à moitié croyants ou vaguement chrétiens en raison d’une tradition familiale plus que de conviction, comment réagissent-ils à cette question ?

 

Des réactions variées

 

Lors d’un récent débat, la romancière catholique Camille de Villeneuve (1) classait les réactions des chrétiens (2) face à cette question du sexe en quelques grands types. Il y a bien sûr ceux qui sont scandalisés par la manière dont la hiérarchie catholique parle du sexe et, à l’autre extrémité, ceux qui soutiennent ce discours à 100%. Entre les deux, les indignés, ceux qui associent immédiatement la question de la sexualité avec les affaires de pédophilie. Pour eux, c’est très clair, l’Eglise catholique a un très grave problème avec la sexualité, puisque ses principaux représentants donnent une image très négative de leur vie sexuelle, avec un déviance qui est aujourd’hui celle qui est l’objet de la réprobation la plus forte. Si les instances officielles ont un problème avec le sexe, il est normal que certains chrétiens en soient eux aussi victimes, puisqu’ils sont marqués par le même environnement culturel.
Il y a ensuite ceux qui en ont un peu marre de l’association automatique, fréquente dans les médias, de la religion chrétienne avec les positions tranchées de la hiérarchie en matière de morale sexuelle. Quelle que soit leur opinion sur les différentes questions en débat, ils estiment que l’essentiel est ailleurs, que la religion chrétienne est d’abord affaire d’itinéraire et d’expérience intérieure. Toutes les déclarations de la hiérarchie, toutes les condamnations en réaction ne font que rendre un très mauvais service en masquant l’essentiel, qui est de l’ordre de la spiritualité.

 

Viennent enfin ceux qui se sentent agressés par la société ambiante en raison de leur religion et qui imaginent volontiers des complots anti-catholiques. Quand on leur demande s’ils ont un problème avec le sexe, ils retournent la question et mettent en cause la société actuelle. En général, ils sont en accord avec la morale officielle de l’Eglise et trouvent donc que la société contemporaine, « le monde » selon la phraséologie de ces chrétiens, présente la sexualité sur un mode pervers ou dépravé. Dans cet univers de déchéance, les catholiques seraient les derniers à sauvegarder la dignité humaine, assiégés dans leurs citadelles par les forces du mal. Ils se sentent investis d’une mission divine de lutte contre la décadence morale. C’est cette frange de chrétiens que l’on retrouve dans les manifestations pour faire interdire des spectacles qu’ils trouvent offensants ou dans les rassemblements anti-avortement, par exemple.

 

Si cette dernière catégorie de convaincus occupe souvent le devant de la scène ces dernières années, ils semblent pourtant ne représenter qu’une petite minorité des chrétiens. La grande majorité de ceux qui se disent chrétiens ou se réfèrent à l’évangile ne se préoccupe plus beaucoup des normes officielles en matière de morale sexuelle. Les études sociologiques ont montré à plusieurs reprises que les couples chrétiens dans leur grande majorité ne se posaient même plus la question de la licéité des méthodes de contraception (3), de caractère éthique d’une procréation médicalement assistée ou de l’opportunité de conseiller l’usage du préservatif en cas de relation à risque.

 

La rupture des années soixane

 

Si l’on se limite à la Belgique francophone (4) et à la réflexion qui s’est développée au sein d’associations ou de mouvements dans la mouvance chrétienne depuis un demi-siècle, on peut dire que le tournant se situe dans les années soixante.
C’est évidemment la publication de l’encyclique « Humanae Vitae » qui a provoqué le divorce entre la hiérarchie et les chrétiens (5). On sait que la pilule contraceptive avait été mise au point fin des années cinquante et commercialisée début des années soixante. L’apparition d’une contraception fiable s’est révélée un jalon historique capital dans l’évolution de la famille mais aussi des relations entre hommes et femmes. Il suffit de penser à la maîtrise de la fécondité par les femmes, qui d’un côté les libérait des risques de maternités à répétition et leur permettait donc de s’investir dans la sphère publique, mais leur conférait désormais une indépendance et un pouvoir plus grands vis-à-vis des hommes.
L’encyclique « Humanae Vitae », qui condamnait l’utilisation de la contraception chimique, a donc été très durement ressentie. Beaucoup de catholiques ont refusé cette prise de position vaticane. Certains ont claqué la porte et ont quitté l’Eglise, d’autres ont choisi de continuer à contester de l’intérieur, mais la grande majorité, après quelques années, a pris l’habitude de ne plus accorder beaucoup d’importance à la morale officielle en termes de sexualité.
Finalement, l’événement a été le déclencheur pour beaucoup d’une attitude adulte et critique, de prise d’autonomie dans les décisions. Beaucoup de chrétiens se sont mis à s’interroger sur le sens de leur foi, de leur référence à l’évangile, sur leur lien avec l’Eglise catholique et sur le respect de normes morales édictées d’en haut. Pour beaucoup, cette réflexion a abouti à une prise d’autonomie morale. De nombreux chrétiens en sont venus à se dire, en simplifiant un peu : « La manière de traduire l’évangile dans ma vie pratique, et dans ma vie sexuelle en particulier, c’est à moi de la déterminer ».
Plus fondamentalement, certains se sont demandé si cela avait un sens de parler d’une morale chrétienne. Parmi les acteurs belges significatifs dans ce débat, Pierre de Locht disait ainsi : « Est-il si sûr que la Révélation, qui nous parle de notre destinée ultime et de l’alliance actuelle avec un Dieu d’amour, nous donne sur le comportement humain des précisions nouvelles, qui nous dispenseraient de tout effort commun pour comprendre l’homme ? Il n’est pas évident qu’il existe une morale spécifiquement chrétienne. Le croyant, comme quiconque, doit avoir une morale. Mais pourquoi ne devrait-il pas chercher ses valeurs morales aux mêmes sources que tous : c’est-à-dire mener en dialogue avec tous sa recherche d’une meilleure saisie de l’humain ? (6)». Cette vision des choses, révolutionnaire à l’époque, valut à l’intéressé les foudres de sa hiérarchie, qui fit tout ce qu’elle pouvait, mais sans succès, pour l’évincer de ses charges académiques à l’Université catholique de Louvain. Pourtant, aujourd’hui, on peut dire qu’une grande majorité de chrétiens, en Belgique en tout cas, pense de cette manière et considère que les valeurs ne sont pas propres aux chrétiens mais constituent en quelque sorte un patrimoine commun de l’humanité. Pour eux, l’attachement à l’évangile est d’un autre ordre et constitue plutôt un horizon de sens pour l’existence.

 

Au-delà de la morale

 

Au-delà de cette question de morale sexuelle, la difficulté est peut-être plus profonde. En effet, cette difficulté avec le sexe n’est pas propre à l’Eglise catholique. Les religions en général, mais plus largement beaucoup d’instances de pouvoir, se méfient du sexe. Le sexe représente en effet une force extraordinaire dans l’espace social. Que de crimes ou d’actions honorables ne sont pas mises en Å“uvre sous la pulsion de l’amour ou du désir ? La sexualité, par le pouvoir qu’elle représente, risquerait donc d’entrer en conflit avec le pouvoir de Dieu et en tout cas de l’Eglise.
Pour certains, la propension de l’Eglise catholique à enfermer la sexualité et l’amour dans des normes de morale sexuelle serait même un aveu de sa difficulté fondamentale à faire de l’amour le centre du message chrétien, tel qu’il est répété plusieurs fois dans les évangiles : « Mon seul commandement, c’est que vous vous aimiez les uns les autres ». La puissance de l’amour est toujours de l’ordre du non maitrisable, voire du subversif. L’enfermer dans des règles morales serait donc une tentative, un peu désespérée, de reprendre le contrôle. La morale sexuelle serait alors une entreprise de rationalisation pour se protéger des irruptions du désir et de la passion. L’Eglise catholique a probablement intérêt à le faire pour protéger son fonctionnement institutionnel, mais certains croyants y trouvent sans doute aussi une protection face aux bouillonnements des pulsions et des affects qui les habitent

 

Si l’Eglise catholique en tant qu’institution, voire les chrétiens individuellement ou collectivement, ont un problème avec le sexe, cela peut être interprété de plusieurs manières. A chacun d’analyser selon les cas les tenants et aboutissants de certaines attitudes ou prises de position (7).

 


 

(1) Camille de Villeneuve, 30 ans, est l’auteur de Les insomniaques, éd. Philippe Rey, 2009.
(2) Intervention de Camille de Villeneuve dans un débat avec Jacques Arènes, psychanalyste, le 25 septembre 2010 à Lille lors des Etats généraux du christianisme organisés par le magazine La Vie.
(3) Une des dernières enquêtes du journal Le Soir, en 2010, révélait que 90% des catholiques sont favorables à l’utilisation des méthodes contraceptives, que 73% estiment qu’il est temps de renoncer au célibat des prêtres, et que 61% sont en faveur de l’euthanasie.
(4) La situation est assez différente en France, où la position des associations familiales catholiques est souvent beaucoup plus traditionnelle et proche de la morale officielle.
(5) Ce passage s’inspire de l’intervention de José Gérard dans le cadre des formations organisées par le R’Atelier, sur le thème « L’Eglise et/ou l’évangile », le 12 octobre 2011.
(6) Pierre de Locht, Et pourtant je crois !, Casterman, 1970.
(7) Analyse rédigée par José Gérard.

 

Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants