Analyse 2011-13

L’espérance de vie a considérablement augmenté ces dernières années. En parallèle, l’aspiration à « bien vieillir » s’est elle aussi développée. Et dans le « bien vieillir », les personnes incluent le fait de garder des relations riches, même lorsque la vieillesse s’accompagne de situations de dépendance.


De nombreux livres ont été consacrés à l’histoire de la vieillesse et de vieillissement, mais c’est essentiellement un phénomène récent. Peu d’études en effet y ont été consacrées avant les années 60. Ce sont alors des sociologues plus que des historiens d’ailleurs, qui se sont penchés sur trois de ses aspects :

  • les éléments plus matériels, comme la transmission du patrimoine, les demandes d’aide, les pensions ou encore les institutions d’hébergement ;
  • les éléments médicaux, mais rapidement pris dans le sens le plus large, incluant les aspects d’ordre esthétique ;
  • les éléments plus relationnels et existentiels, comme les attitudes devant le sens de l’existence et la confrontation à la finitude terrestre ou les liens intergénérationnels, tant au sein de la famille que de la société.
     

C’est que bien des choses se sont mises à évoluer après la seconde guerre mondiale sur ce plan, ou se sont même radicalement modifiées en ce qui concerne la prise en considération du vieillissement comme des personnes âgées elles-mêmes.


De tout temps et dans toutes les cultures, la vieillesse a été source de perceptions et de comportements antagonistes et simultanés à propos du vieillissement et de la vieillesse, dans les mentalités tant collectives qu’individuelles, jusques et y compris dans celle des personnes âgées. En est-il d’ailleurs autrement dans notre propre imaginaire ?

 

DES REPRÉSENTATIONS CONTRASTÉES DE LA VIEILLESSE

 


 
En effet, la vieillesse renvoie d’une manière générale à des images pour le moins contrastées :

 

  • de grande sagesse en même temps que de folie ;
  • de sérénité affable et souriante au futur mais aussi de grande tristesse voire de dépression défaitiste sur tout ce qui n’est plus à leurs yeux « le bon vieux temps » ;
  • d’accueil des enfants et des petits-enfants, et même des arrière petits-enfants aujourd’hui, en même temps que de caractère acariâtre doublé d’une volonté de semer la zizanie autour d’elles ;
  • de générosité mais aussi d’avarice ;
  • de bonhomie tolérante et de replis intégristes sur les principes parfois les plus conventionnels…


 
Pour illustrer le fait que, même avancés en âge, nous gardons ce recul intérieur face à l’image de la vieillesse, l’humour de la réponse, significatif toutefois, du père d’une de mes amies qui s’était rendu avec son épouse dans un  lieu de vacances organisé pour des seniors et à qui on demandait s’il s’y était plu : « Bah, répondit-il, il n’y avait que des vieux ». C’est par ailleurs le même qui, parlant de la mort, disait avec le même humour à son épouse : « Qui s’occupera de mes chaussettes lorsqu’un de nous sera parti ? », témoignage de ce que, au fond de nous, nous avons peine à ne pas nous ressentir comme immortel.


 
Les images contrastées de la vieillesse renvoient par ailleurs chez toutes et tous, jusques et y compris chez les jeunes enfants, à des expériences concrètes de personnes âgées. Je me souviens ainsi de ce qui était pour nous une véritable sorcière, sur le chemin de l’école, dans une grande maison bourgeoise aux fenêtres entourées de toiles d’araignées, et qui, à nos yeux, ne quittait jamais sa fenêtre en nous faisant des gestes de colère. Je me dis aujourd’hui que c’était une vieille folle que plus personne ne laisserait aujourd’hui sans accompagnement. Elle finit d’ailleurs par être hospitalisée, et je me suis laissé dire qu’il fallut l’endormir pour la laver, des tissus s’étant incrustés dans sa peau. Elle était riche pourtant mais sans famille aucune, dernière héritière d’un patrimoine important. Situation et image inconcevables aujourd’hui, mais dont mon imagination reste imprégnée.

 

Vieillir n’est pas un avenir enviable

 

Mais ces images font également écho à une double aspiration qui nous habite toutes et tous :

  • celle à une vie la plus longue possible en bonne forme, au point de dénier parfois l’indéniable :  le seul fait d’avenir dont tout humain est certain en naissant : un jour il mourra !
  • celle par ailleurs de la peur des limites croissantes, voire des infirmités et des souffrances de l’âge.


 
Bref, le vieillissement et la vieillesse n’ont jamais été vraiment été considérés communément comme l’évolution désirable de la vie. Même les vieux sages, fussent-ils honorés et même vénérés et écoutés de tous, n’ont jamais été et ne sont pas, dans la pensée des jeunes et des adultes dans la force de l’âge, le paradigme, le modèle référent du désir. Ce modèle a toujours été et nous reste la personne certes âgée, mais qui garde sa force, sa santé et même une allure la plus dynamique possible. Songez aux revues commerciales pour seniors et trouvez-y de quoi me démentir.


Des évolutions considérables

 

Mais les choses n’ont jamais, au cours de l’Histoire, évolué aussi rapidement qu’au cours des 75 dernières années, que ce soit sur le plan médical, économique, démographique, culturel, religieux ou sur le plan du rapport à ce monde que l’on dit devenu un village.


En quelques décennies, en particulier dans nos pays privilégiés, la situation a considérablement évolué du fair de plusieurs éléments conjugués :

  • la chute de la mortalité de jeunes enfants et de mères en couches, qui a provoqué parallèlement la diminution de l’habitude de côtoyer la mort dans le quotidien des familles ;
  • les modifications sensibles quand ce n’est pas le renversement des pyramides des âges ;
  • le bien-être économique des populations plus âgées, dans nos pays tout au moins ;
  • le dynamisme et le look des personnes que l’on disait encore il y a peu du 3e âge, mais qui en sont presque sinon déjà au 4e, nouvelle tranche de vie désormais dans notre vocabulaire, et cela, sans parler de la croissance étonnante du nombre de centenaires.


 
Quand j’étais jeune adulte, la naissance d’une quatrième génération dans le même sexe faisait la une des journaux locaux, photo à l’appui. S’il fallait aujourd’hui faire de même, ces journaux n’auraient plus place pour d’autres nouvelles, et encore leur faudrait-il augmenter sérieusement leur nombre de pages.


 
Il y a 350 ans, un dictionnaire, le « Richelet », donnait comme définition du vieillard : « un homme ou une femme entre 40 et 70 ans ». Il précisait par ailleurs pour l’homme, qu’il était « d’ordinaire jaloux, avare, chagrin, causeur, se plaignant toujours et incapable d’amitié ». De la femme il précisait qu’elle était souvent « fort dégoûtante, décrépite, ratatinée et roupieuse ».


 
Aujourd’hui, le même terme « vieillard » n’est plus guère utilisé couramment et les dictionnaires le définissent comme une « personne d’âge respectable, voire vénérable », et les homes pour vieillards d’hier sont devenus des « résidences pour personnes âgées ».

 

Le souci des aînés n’est pourtant pas un fait récent

 

Il ne faudrait pas en déduire que le souci des personnes âgées sur le plan social ne soit né qu’avec la sécurité sociale telle que nous la connaissons aujourd’hui, globalisée par la loi de décembre 1944 dans notre pays, ou même qu’avec sa branche « pensions », qui a pris racine chez nous en 1865, avec la création de la Caisse Générale d’Épargne et de Retraite, et qui passera d’un système de cotisations personnalisées à un régime de solidarité, dès 1924 pour les ouvriers, et en 1926 pour les employés.


 
C’est ainsi qu’à Bruges par exemple -mais d’autres initiatives analogues ont existé dans d’autres villes au cours de l’Histoire-, à côté de nombreux lieux hospitaliers d’accueil et de générosité comme l’hôpital Saint Jean, dont il subsiste bien plus que des vestiges, c’est dès le 14e siècle que sont nées les « godshuizen », littéralement les « maisons-dieu ».


 
Ce sont de petites maisons alignées côte à côte dans des ruelles, des impasses ou autour de cours intérieures agrémentées parfois d’un puits, d’une chapelle ou d’un jardinet fleuri. Les personnes âgées y trouvaient, seules ou en couple, un habitat agréable à dimension humaine. Elles y jouissaient de la plus grande autonomie. Elles n’étaient pas isolées, pouvaient profiter de la proximité des commerces et des animations du cÅ“ur de la ville dont ils étaient néanmoins protégés des bruits et de l’agitation.


 
Les bienfaiteurs ne se contentaient pas d’assurer le logement, mais veillaient aussi à la subsistance et aux besoins quotidiens des personnes dépendantes. Le coût pour les personnes accueillies : s’engager à prier pour le salut de l’âme des donateurs. C’est dire si cela se vivait dans un autre contexte historique.


 
Au 17 et 18e siècle, ce sont les corporations qui prirent le relais avec, déjà, des cotisations à des « fonds de solidarité ». C’est il y a un siècle, en 1910 et en 1913, que furent construites les dernières de ces « Godshuizen ». On en dénombre 360 en tout, habitées certaines jusqu’en 1960. La ville de Bruges les a restaurées, et certaines ont été aménagées en musée.


 
Aujourd’hui, grâce à la sécurité sociale qui garantit notre bien-être dans les situations de fragilité économique, ce que nous perdons parfois de vue, l’esprit de telles initiatives que sont ces « godshuizen » à imprégné l’organisation sociale dans son ensemble, et il nous faut rester vigilants pour n’en rien laisser s’effilocher. Tous les cours d’Histoire devraient en être profondément imprégnés.


 
Le vieillissement, une histoire individuelle

 

Mais à côté de cette histoire de la perception et de la prise en considération sociale du vieillissement, le vieillissement recouvre aussi une autre histoire, toute personnelle et tout intérieure celle-là. Je l’aborde par une courte histoire, que certains c’entre vous se souviendront peut-être avoir lue en primaire, dans ce qui s’appelait alors leur livre de lecture.


 
C’était dans une ferme. Y survivait en marge de la famille un vieillard perclus et perdu. Il était traité sans brutalité, mais non moins à l’égal des animaux ou presque. Un jour, la mère interpelle son jeune gamin de sept ou huit ans qui s’évertuait à tailler un morceau de bois avec son canif. Que fabriques-tu donc lui demanda-t-elle ? Et le gamin de répondre : « Je te fais une écuelle Maman, pour quand tu seras vieille ».


 
Simpliste et moralisateur certes, ce récit visait à sensibiliser au précepte de ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse à nous-mêmes. Ne vaut-il autant aujourd’hui qu’hier ?


 
La solitude des personnes âgées a en effet souvent une histoire. Elles n’en sont pas nécessairement responsables, et quand bien même le seraient-elles pour quelque raison que ce soit, il n’appartient à personne de s’en faire juge et de les abandonner à leur sort en décrétant qu’elles n’ont que ce qu’elles méritent.


 
Toutefois, par-delà les possibilités qui peuvent leur être proposées pour sortir de leur enfermement dans la solitude, c’est  elles qui auront toujours à faire le point sur leur propre situation et à dépasser les écueils qui tiennent à elles et à leur histoire.


Malgré les avancées évoquées dans tous les domaines, le corps social comme le corps familial sont imprégnés d’une certaine conception de la gestion de la vieillesse des autres. C’est d’autant plus patent que les personnes concernées sont en toute fin de vie ou connaissent une déperdition sensible de leurs capacités physiques ou mentales. Dans la majorité des cas pourtant, dans l’espace et dans la durée de vie, l’isolement et la solitude trouvent leurs racines dans des crispations de la personne vieillissante sur des situations pénibles qu’elle a pu connaître, de même que sur sa peur du changement ou de la rencontre de nouveaux milieux et de nouvelles personnes.


 
Certes, et le conte de l’écuelle le suggère, « on prépare son lit de vieillesse comme on veut s’y coucher », et ce qui a été risque donc de se répéter s’il n’y a pas prise de conscience de l’origine de ces répétitions comme des blocages possibles dus à des conflits du passé, parfois même oubliés. Toutefois, sur le plan relationnel, rien n’est jamais définitif : l’isolement et la solitude ne sont pas une fatalité.


 
La solitude n’est pas une fatalité

 

Une anecdote à ce propos : fiancés, nous étions invités assez régulièrement chez un oncle de mon épouse. Une fois mariés, alors qu’ils étaient venus pourtant pour notre mariage, nous n’entendons plus parler d’eux. Quelques années plus tard -ils habitaient la France et nous Bruxelles- nous les avons interpellés. Par inadvertance, sur la carte postale que nous leur avions envoyée au cours de notre voyage de noces, mon épouse avait omis de signer. Ils en avaient conclu qu’elle ne souhaitait plus les voir.


 
Ainsi des relations familiales. Combien de liens familiaux en effet se sont distendus pour des conflits, des broutilles parfois, sur lesquels personne n’ose ou ne veut revenir. Pourquoi ne pas chercher à mettre la parole sur ce qui a séparé, une parole qui ne soit pas nécessairement d’explication, mais une parole de simple reprise de contact, d’apaisement ou même de réconciliation. Sans chercher un consensus à propos de ce qui s’est passé et a séparé, elle peut faire comprendre à l’autre -frère, sÅ“ur, fille, fils ou autres proches-, que par-delà cette incompréhension mutuelle, la relation d’attachement et d’estime n’a jamais été mise en cause. Savoir reprendre contact, savoir faire le premier pas peut être libérateur de la parole et briseur de solitude.


 
Ainsi aussi des liens d’amitié ou de rencontres anciennes, délaissées par les occupations et les aléas de la vie, et qu’une simple reprise de contact peut renouer et ouvrir à de joyeuses retrouvailles.


 
Mais au-delà des liens qui peuvent être retissés comme de la peur de nouvelles rencontres à créer, il y a peut-être, il y a même surtout, l’équilibre intérieur à trouver entre le besoin que nous avons des autres et la richesse de notre autonomie, le souci de rester libre d’organiser notre temps, nos activités, nos relations.
 


La crainte de voir d’autres s’immiscer dans cette organisation du quotidien, que certains professionnels de l’aide aux personnes âgées ne perçoivent ou ne comprennent pas une fois que la santé ou les handicaps dus à l’âge forcent à une dépendance relative ou même totale, en cas de placement en institution par exemple.


 
C’est même la caricature de comportement qui m’a heurté dans l’accompagnement de mes parents dans les dernières étapes de leur vie : l’infantilisation dans le regard, le comportement et les paroles de certaines personnes accompagnantes, mais ce peut-être aussi le cas au sein des familles, infantilisation qui leur déniait toute la dignité de l’homme et de la femme qu’ils avaient été. Je n’ai pu m’empêcher alors de penser à l’écuelle de bois que tentait de sculpter le gamin du conte.


 
C’est donc à la lumière

  • de l’Histoire de la prise en compte sociale du vieillissement, de la vieillesse et de l’extrême vieillesse ;
  • de l’Histoire aussi de l’accompagnement des dernières heures de la vie - et les soins palliatifs sont exemplaires, bien qu’encore trop privilégiés, de l’attention portée à la dignité des personnes jusqu’à leur dernier souffle -,
  • mais aussi à la lumière de l’histoire de la vie intérieure et de la vie de relation de chacune et de chacun que les dernières décades, en années, en mois, en jours ou en instants, ont à être pensées, pour nous-mêmes, ou pour les personnes qui nous entourent.

 

En conclusion


 
Je fais miennes les conclusions d’un article publié en 2000 dans la revue française « Informations Sociales » par les sociologues des universités de Toulouse, Monique Mambrado et Jean Mantovani : « Dans le contexte évolutif que nous venons d’évoquer, la « dépendance » et « l’autonomie » ne peuvent se mesurer seulement au regard de la capacité ou de l’incapacité physique. Ce parti pris à des conséquences dans le registre de l’action. Il conduit à considérer des enjeux plus larges qui ne se limitent pas à traiter de l’aide aux personnes âgées - et j’ajouterai quant à moi : « à traiter de leur isolement et de leur solitude » - comme simples substituts à la perte de ces capacités physiques ou psychiques, mais se préoccupent aussi - et je dirai personnellement « plus encore » - de sauvegarder leurs continuités de vie dans toutes leurs composantes  »(1).


 
Peut-être n’est-il pas faux de dire que, vu la situation du grand âge, de plus en plus fréquente, voire généralisée pour les générations futures, la qualité de vie des personnes âgées est dans le fil de l’histoire qui nous a été construite, et de même elle sera celle que nous  construisons aujourd’hui, et cette qualité de vie est comme le baromètre de la bonne santé de nos sociétés .(2)
 
 
 
 



(1) In « Vieillir : l’avancée en âge », Pierre Sansot, Jean Mantovani, Monique Membrado et al., Informations Sociales n°88, 2000, pp. 2-123.

(2) Analyse rédigée par Jean Hinnekens, sur base d’une intervention dans le cadre de la conférence-débat « Sénior cherche relation : la solitude, une fatalité ? », organisée par Madame Chantal Noël, échevin des Séniors de la Ville de Bruxelles, le 23 mars 2011.

 
 
 
 
 
 

 

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