Analyse 2010/09

Les pratiques qui entourent la mort évoluent et les visites au cimetière sont moins fréquentes aujourd’hui que dans le passé. Après avoir été rejetés hors des villes et des villages, les cimetières vont-ils disparaître ?


« Aller au cimetière, ça ne se fait plus ! » C’est en tout cas l’opinion de Stephen, entrepreneur de pompes funèbres. « Au moment de la Toussaint, les cimetières sont pleins, mais vides le reste de l’année. Les lieux sont moins fréquentés qu’avant, la génération des cinquantenaires y va de moins en moins… » Cette impression d’un professionnel des cimetières est confirmée par une enquête du Crioc (1). En Belgique, seulement 55% des personnes interrogées déclarent être allées se recueillir sur la tombe de leurs morts en 2009, alors qu’ils étaient encore 61% l’année précédente (2008). Et les autres pratiques connaissent des diminutions équivalentes : de 76% (2008) à 69% (2009) ont fleuri (ou fleuriraient) la tombe, de 71% (2008) à 64% (2009) l’ont entretenu (ou l’entretiendraient). Il s’agit de moyennes, mais il faut aussi noter que la diminution est plus importante encore dans les grandes villes, en particulier à Bruxelles et plus lente dans les petites localités flamandes.


Est-ce le signe que les personnes oublient très vite ceux qui les ont quitté ? Pas nécessairement. Sur un forum psy consacré aux visites au cimetière (2), une internaute s’étonnait, voire s’indignait, d’être la seule de sa famille à se rendre au cimetière depuis la mort de son frère : « J’y vais souvent seule, car tous les membres de ma famille semblent avoir déjà tourné la page. C’est comme si tous l’avaient oublié, l’avaient sorti de leurs pensées. La femme de mon frère, elle, n’y va carrément plus et elle a même refusé de participer à l’achat d’une pierre tombale ».  Pourtant, la plupart des personnes qui réagissent sur le forum semblent partager l’opinion de Françoise, peu encline à se rendre au cimetière : « J’ai perdu ma maman il y a 6 ans. On m’a souvent reproché de ne pas aller sur la tombe, mais cela ne signifie pas que je ne pense pas à elle. Que du contraire. Je la sens tellement en moi, comme une force, que je n’ai pas besoin de manifester ma peine en me rendant physiquement au cimetière ».


Se souvenir sans cimetière


Cette diminution des visites aux cimetières est parallèle à l’augmentation du pourcentage de crémations parmi les décès. Un défunt sur cinq était incinéré en 1990 alors qu’on est presque à un sur deux aujourd’hui (3). Et cette augmentation du pourcentage de crémations est en augmentation constante depuis 1990 : 20% en 1990, 27,8% en 1995, 34,1% en 2000, 42,1% en 2005.


Difficile de dire s’il y a un lien de cause à effet entre ces deux évolutions. Est-ce parce que les défunts sont incinérés que la famille se rend moins volontiers au cimetière ? Ou est-ce plutôt l’inverse : on recourt à l’incinération parce que l’on accorde moins d’importance à la matérialité des choses. Sans doute l’évolution des croyances en une survie après la mort y est-elle aussi pour quelque chose.


Quoi qu’il en soit, cette évolution se traduit par une transformation progressive de l’aspect des cimetières. Le nombre de tombes classiques (dalles funéraires ou caveaux de famille) évolue plus lentement, d’autant que les concessions à perpétuité ont été supprimées en 1971. Aujourd’hui, les concessions sont de maximum 50 ans et les tombes sont détruites par la commune s’il est constaté qu’elles restent non entretenues pendant plus de deux ans.


Aujourd’hui, de plus en plus souvent, on trouve à côté des tombes classiques une prairie pour la dispersion des cendres et un columbarium, qui consomme beaucoup moins d’espace. Dans environ 30% des cas de crémation de la dépouille mortelle, les urnes qui contiennent les cendres du défunts sont emportées par la famille, même si parfois celle-ci trouve l’objet plutôt encombrant après quelques mois, quand le deuil a eu le temps de se faire. Certaines urnes sont enterrées dans un caveau, et certains souhaitent que leurs cendres soient dispersées dans la nature. On peut donc dire que le cimetière n’a plus l’exclusivité du souvenir et que la matérialité du lieu où repose le corps du défunt ou ses cendres n’a plus la même importance qu’hier.  Dans les régions d’Europe, comme les pays anglo-saxons et nordiques, où la tradition de la crémation est plus ancienne et très répandue, des espaces à l’intérieur des cimetières sont même rendus à la nature. Dans les villes où la pression sur les surfaces vertes est importante, cela n’est pas négligeable. La Société belge pour la crémation fait même de cette utilisation responsable des espaces verts un argument écologique : « Laissons la terre aux vivants ! ». Recourir à la crémation deviendrait donc une attitude citoyenne et écologique.


Mourir élégamment


Bref, quand on est mort, il faut éviter de se faire trop encombrant pour les survivants ! Pas seulement en n’occupant pas trop d’espace dans un cimetière, mais aussi en ôtant au maximum la préoccupation des funérailles à ceux qui restent. Pas étonnant dès lors que les formules d’assurances ou de conventions pour les futures funérailles fassent l’objet d’une telle publicité. Ce secteur s’est fortement développé ces dernières années et les publicités et spots radios ou télé sont fréquents. Salvatore Adamo, le populaire chanteur belge qui sait toucher les cÅ“urs depuis plusieurs décennies, s’est prêté à une publicité pour une assurance obsèques : « Partir en ayant bien organisé sa mort, c’est un geste d’amour et d’élégance. C’est important de tout prévoir et de permettre à ses proches de se laisser aller à leur chagrin sans se tracasser de l’aspect administratif, et puis lorsqu’on est malheureux, on se laisse facilment faire, cela permet aussi d’empêcher des abus… ». Il ne faut pas être un poids pour les descendants et donc organiser tout avant sa mort, jusqu’à économiser pour les frais qui y sont liés. Et comme beaucoup pensent que leurs enfants ne viendront de toute façon pas au cimetière, ou que l’entretien d’une tombe leur sera une charge inutile, ils choisissent l’incinération. Pour Michel Hanus (4), psychiatre et président de la Société européenne Vivre son deuil, « Le développement des contrats de prévoyance obsèques est un bon indice des changements en cours. L’intéressé signe un contrat à l’avance avec un organisme funéraire ou une compagnie d’assurances où il fixe à la fois le déroulement de ses obsèques dans tous les détails et en règle le montant à l’avance. Le motif avancé par ces usagers est de soulager la famille de ces formalités et dépenses qui se révèlent habituellement plus élevées que prévues. Mais on peut y voir aussi le désir de maîtriser les choses et d’assurer que tout se déroulera comme on le désire si bien que, à l’arrière-plan, se dessine comme une ombre de manque de confiance dans ses descendants ».


Souvenir virtuel


A côté de cette perte d’importance des lieux concrets de la mort se développent des formules virtuelles du souvenir. Au-delà de la simple possibilité de poster ses condoléances sur un site dédié, les entreprises funéraires sont de plus en plus nombreuses à proposer des formules de biographie ou d’hommage au défunt, sur divers supports. Une offre parmi d’autres : « Nous pouvons réaliser sur un support DVD un film en la mémoire du défunt. Dans la pièce où reposera le défunt, ou dans une pièce voisine, un écran s’illuminera, offrant ainsi à la famille, aux amis, à ceux qui rendent visite, chaleur et vie. Quoi de plus normal que de lui rendre ce dernier hommage afin que les générations futures n’oublient pas ». Si le défunt a été prévoyant, il aura lui-même réalisé ce testament biographique… : « Un portrait filmé de vous, selon vos vÅ“ux. Vous choisissez les lieux, le contenu, le style et la musique. La réalisation est confiée à des professionnels spécialisés en portraits pleins d’humanité ».Assurément, les pratiques autour de la mort évoluent et l’on ne sait ce que seront les cimetières de demain. Peut-être des témoins de pratiques du passé, des monuments du patrimoine, dont la fonction principale sera de rappeler aux passants leur finitude.


En conclusion


Cette évolution des pratiques autour de la mort ne sont pas anecdotiques. Elles sont le signe de changements dans la manière de concevoir les liens à maintenir avec les défunts et ont donc une influence directe sur les notions de souvenir et de transmission entre les différentes générations, un rôle essentiellement pris en charge par les familles. Si l’on ne recourt plus autant qu’hier à des visites aux cimetières pour évoquer le souvenir des défunts, on peut souhaiter que les familles développeront ou s’approprieront de nouveaux modes de transmission, pour que les générations les plus jeunes puissent bénéficier des récits de vie des aînés (5).

 



(1) Fleurs et cimetières, CRIOC, 2009.

(2) Forum « Les visites au cimetière » sur « Au féminin.be-psycho », http://forum.aufeminin.com/forum/psycho4/__f2221_psycho4-Les-visites-au-cimetiere.html

(3) voir les statistiques du SPF Economie « Crémations 1990-2009 » sur http://statbel.fgov.be/fr/statistiques/chiffres/population/autres/cremations/index.jsp 

(4) voir Michel Hanus, « Evolution du deuil et des pratiques funéraires », Etudes sur la mort 2002/121, n°121, pp.63-72.

(5) Analyse rédigée par José Gérard

 

 

 

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