Analyse 2009/06

A l’occasion de la canonisation du Père Damien, certains débats ont opposé partisans et détracteurs, dans des opinions parfois caricaturales. L’analyse de ce processus incite à l’éducation à l’esprit critique au départ des faits d’actualité.

 


Événements d’actualité et esprit critique


L’actualité est ainsi faite, par la cause ou par la grâce des choix opérés par les médias, que tout le monde est confronté simultanément par tel événement plutôt que par tel autre, sans que ce soit nécessairement l’événement le plus important de ce qui se passe, près de nous ou à l’autre bout de la planète. Par ailleurs, l’approche de cet événement par les médias confronte à tout et à son contraire : les uns louent avec ostentation tandis que les autres condamnent avec véhémence. La femme ou l’homme de la rue que nous sommes en viennent parfois à se demander si c’est bien de la même chose dont il est question.Ce concert dont les partitions se renouvellent pratiquement chaque jour, il est bien sûr possible de s’en abstraire en se fermant les écoutilles, ou en se calant les oreilles sous un baladeur. Soit dit en passant, ceux-ci changent d’ailleurs de nom et font aussi de temps à autre l’actualité, au gré des luttes technologiques et commerciales des maisons de production relayées par les mêmes médias : du walkman au MP3 ou 4, déjà dépassé par ce qui n’est pas encore sur le marché mais qui se rendra indispensable et rendra obsolète tout ce qui l’aura précédé, cela va de soi ! Cette digression n’est pas innocente. En effet, le martèlement systématique des médias à propos de telle « nouveauté » technologique extraordinaire dont tout bon citoyen doit se rendre propriétaire pour être une femme ou un homme d’aujourd’hui, entre dans toutes les maisons comme dans tous les lieux d’éducation, et donc dans toutes les écoles, et confronte le monde de l’éducation à la nécessité d’ouvrir à un esprit critique le plus équilibré possible.


Une canonisation parmi d’autres


Cette analyse de la nécessité de prioriser l’esprit critique dans l’éducation nous est une fois de plus apparue de manière aiguë à l’occasion de la canonisation du Père Damien.
Bien des médias de par le monde n’auront vraisemblablement pas parlé de cet événement, ou ne l’auront qu’à peine mentionné, ce qui, en soi, est déjà une piste de réflexion.  Qui sait d’ailleurs que le Pape Benoît XVI a procédé à cinq autres canonisations en avril 2009 et que la canonisation du Père Damien le 11 octobre 2009 était accompagnée de celle de quatre autres ?


En Belgique, parce que suffisamment catholique encore sociologiquement sans doute d’une part et, bien sûr, parce que, quoi qu’on en dise, rien ne prouve que les Belges soient moins chauvins que les Français, cet événement a « fait l’actualité ». Sept Ministres ont d’ailleurs fait le voyage de Rome, et quelques 2500 catholiques belges ont également fait le déplacement.C’est que le Père Damien est bien né en Belgique, qu’il est donc né Belge, et qu’il est resté Belge, bien qu’il ait passé plus de la moitié de sa vie aux antipodes. Certains catholiques Hawaiens doivent peut-être s’en sentir un rien frustrés.


Des polémiques plutôt que confrontations sereines


Ce qui nous a frappés dans la manière d’aborder cette canonisation, c’est le caractère le plus souvent polémique qu’ont pris les commentaires qui l’ont entourée. Ou bien des encensements étaient sans nuance, comme si cet homme généreux au risque de sa vie n’avait pas été aussi un catholique des plus conformes à une Église particulièrement peu ouverte du milieu du 19e siècle, dans le modèle duquel pratiquement plus un catholique belge d’aujourd’hui ne voudrait se reconnaître. N’écrivait-il pas par exemple, dans une lettre adressée à ses parents le 10 octobre 1862, à propos des Protestants qu’il côtoyait : « Les hérétiques sont toujours en embuscade pour surprendre mes pauvres chrétiens » ?Ou bien des dénigrements ne l’étaient pas moins, comptant apparemment pour rien l’engagement de toute une vie pour une foi qui, bien que très absolutiste, n’amenait pas moins à considérer tout humain, fut-il dans  la plus extrême déchéance, digne d’être aimé et secouru ?D’autres démarches nous semblent plus éducatives que ces approches polémiques, non seulement stériles dans la mesure ou elles ne font que conforter des convictions aussi bornées que pouvaient l’être celles du Père Damien lui-même sous certains aspects, mais dommageables plus encore peut-être, parce qu’elles confortent des réflexes de confrontations de convictions différentes, plutôt que d’inciter à des recherches communes de chemins de plus grande humanisation.


Rappel du « voir - juger - agir »

 

  • Une fois encore et nous ne cesserons de chercher à le partager comme fondement méthodologique de toute  démarche éducative, des adultes comme des enfants et des jeunes, il importe en toute chose : de bien voir d’abord
  • de bien analyser ensuite les tenants et aboutissants des éléments ainsi recueillis
  • pour, enfin et seulement, tirer des conclusions et, le cas échéant, agir en conséquence.

Ces conclusions seront et resteront d’ailleurs toujours susceptibles d’être réexaminées si d’autres éléments avaient échappé au regard. Ce « voir - juger - agir », pourtant élémentaire et que certains considèrent à ce point comme l’oeuf de Colomb qu’il n’est pour eux plus besoin de le répéter, nous semble au contraire un réflexe à entretenir constamment. Â entretenir en nous d’abord, parce que de tels réflexes risquent de se perdre bien plus vite qu’ils ne s’acquièrent.  Nos certitudes et nos convictions nous sécurisent en effet bien plus que nous n’en avons conscience, et toute affirmation qui semble les contredire ou, a fortiori, qui les contredisent, a tôt fait de les faire oublier. Â transmettre ensuite, comme parents au sein de la cellule familiale, comme éducateur ou comme enseignant, dans nos milieux professionnels.

La canonisation de Damien : une occasion à saisir


Un événement comme la canonisation du Père Damien en est une occasion comme il en est beaucoup d’autres, mais qu’il faut saisir, dans la mesure elle nous permet de mieux décoder les informations qui nous sont livrées, de les replacer dans leur contexte et, plus encore, de voir en elles ce qui permet d’avancer, ne serait-ce qu’un rien, sur le chemin d’humanisation de notre vivre ensemble.Ainsi de la mise en opposition faite par certains de la charité chrétienne mise en exergue comme modèle à imiter en Damien, et de la recherche de plus d’équité et de plus de justice, afin d’éviter que des humains soient rejetés ou exclus, comme l’étaient les lépreux de Molokaï. Une telle mise en opposition ne nous apprend rien. Des personnes, même bien intentionnées, se donnent en effet généreusement au service de démarches « charitables », sans prendre conscience des causes qui sont à l’origine des  déchéances qu’elles cherchent à soulager. C’est un fait, et c’est de notre devoir à tous de les aider à dépasser le « voir » trop étroit qui est le leur, pour qu’elles puissent accéder à une analyse qui donnera à leur « charité » une dimension d’agir plus que souhaitable. La mise en cause de l’étroitesse de leur perception justifie-t-elle pour autant le dénigrement de l’aide effective qu’elles apportent ? De telles mises en cause ne risquent-elles pas plutôt de décourager les élans de solidarité parce qu’ils ne seraient « que charitables » ?


Des effets et des causes


L’analyse des causes des pauvretés et des exclusions comme la mobilisation pour les combattre sont essentielles, mais l’aide d’urgence à apporter à celles et à ceux qui en sont victimes dans le quotidien n’en est pas pour autant moins nécessaire. L’investissement financier dans la recherche pour éradiquer la lèpre et la lutte contre l’exclusion et le rejet des lépreux dans des ghettos sont au cÅ“ur de l’éradication de cette maladie. Elles ne mettent en rien en cause les démarches de « charité » d’un Damien à Molokaï.Peut-être n’y songeait-il pas lui-même, mais personne ne vit seul : la croissance des grains que peuvent semer nos actes ne nous appartient pas. L’insertion volontaire de Damien parmi le petit millier de lépreux de Molokaï a engendré, de son vivant encore, des élans de solidarité, peut-être également par « charité chrétienne », dans un premier temps en tout cas. N’est-ce toutefois pas de ces élans qui motivent aujourd’hui l’action de milliers de bénévoles à s’engager contre les ravages de cette maladie, mais aussi contre ceux de la tuberculose ? Certains de ces bénévoles n’écoutent peut-être encore que le seul élan de leur cÅ“ur sans avoir conscience de ce qu’ils posent ainsi un « acte citoyen », mais ce doit être aujourd’hui une petite, voire une très petite minorité.Une telle constatation oblige à une certaine modestie dans les jugements sur l’impact à long terme des attentions que l’on peut porter aux difficultés que vivent celles et ceux qui nous entourent. Elle ne dispense en rien toutefois d’en analyser les causes et d’agir en conséquence. En termes de réalités d’aujourd’hui, à plus grande échelle, c’est par exemple de regarder et d’analyser correctement la relation entre « les aides humanitaires » et les politiques économiques et sociales qui les rendent nécessaires. C’est donc aussi les mettre en cause, lorsqu’elles ne parviennent qu’à donner bonne conscience aux populations les mieux nanties, sans les conscientiser aux mécanismes qui sont à l’origine des catastrophes.


D’autres approches possibles


Cet exemple de mise en parallèle de la « charité », prise dans le sens étroit mais aussi le plus courant de ce concept, et de la lutte pour plus d’équité et de justice, montre qu’un événement mis à la une de l’information par l’actualité permet d’affiner l’apprentissage d’un esprit critique, sur la qualité et la validité de l’information comme, et surtout peut-être, sur la portée des valeurs qu’il met en exergue. Ne souligne-t-il pas aussi la nécessité d’intégrer dans cet affinement de l’esprit critique, l’importance de se défaire préalablement à l’approche de toute question, des a priori qui nous habitent. Outre que c’est une condition indispensable au bien « voir » et au bien « juger », cela permet aussi de rentrer en relation vraie à l’autre et aux autres, plutôt que de les considérer d’office comme des personnes, soit à vaincre, soit à convaincre, ce qui est d’ailleurs souvent la même chose. Mais un événement comme celui de la canonisation du Père Damien peut offrir, par ces multiples facettes, bien d’autres exemples de démarches éducatives d’affinement de l’esprit critique, démarches de portée générale, comme celui de cette mise en relation du concept de « charité » et de celui de « solidarité », mais aussi de portée plus interne au contexte de la foi et de l’Église Catholique, voire de la relation entre les Églises chrétiennes. Il n’y a pas de cultes des saints par exemple dans le protestantismeAinsi de la tension entre la notion de « sainteté » reconnue et la multiplicité des héroïsmes quotidiens et anonymes, de la relation entre la conviction et l’engagement, ou encore du rôle de l’émotivité dans les priorités que nous nous donnons, individuellement et collectivement, dans les luttes de solidarité auxquelles nous participons.De beaux sujets de débats, en associations, en classe en fonction des programmes et des matières, ou en famille, au gré des conversations qui se nouent autour de l’irruption, quand ce n’est pas de l’intrusion de l’information dans notre quotidien.Bien au-delà de la canonisation du Père Damien, c’est l’actualité au quotidien qui réclame, et notre attention personnelle, et notre responsabilité éventuelle d’éducateur ou de formateur, de veiller à affiner en nous et chez les autres, l’esprit critique, non pour faire de nous, de nos enfants et de nos jeunes des râleurs et des sceptiques, mais pour permettre à chacun de se situer de manière la plus positive et la plus consciente possible face au quotidien de l’actualité et de tout ce qui tissent le quotidien de chacune de nos vies.

 

 


 

Analyse rédigée par Jean Hinnekens           

 

 

 

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