Analyse 2008-18

De nombreux parents sont préoccupés par le fait que les enfants vivent dans une société où les stimuli sexuels sont souvent utilisés dans le champ public et que de nombreux enfants ont été  en contact avec des images pornographiques dès avant la puberté. Quelle image ou quelle représentation de la sexualité les enfants vont-ils se construire sur cette base et que devrait être l’attitude des adultes ?   


De la libération de la sexualité à l’omniprésence du sexe


Si l’on porte son regard sur l’histoire récente de la sexualité, le premier élément qui vient à l’esprit est la libération de la sexualité. Depuis les années 60, la société occidentale a connu un éclatement des normes et des codes rigides qui entouraient la sexualité. Auparavant, tout ce qui touchait à la sexualité était largement tabou. Les enfants en étaient souvent réduits, pour essayer de comprendre ces choses extraordinaires ou terribles qu’on semblait essayer de leur cacher, à feuilleter les dictionnaires ou les encyclopédies médicales. Dans le monde des adultes, la sexualité était regardée avec beaucoup de méfiance, entourée de beaucoup d’interdits et ne faisait certainement pas l’objet des conversations de tous les jours ou des articles de journaux.Mai 68 est passé par là et a promu une vision très optimiste de la sexualité et l’apparition de la pilule a rendu possible la concrétisation de l’aspiration à plus de liberté, même si, dès les années 80, le virus du sida sonne le glas de cette période un peu euphorique de l’amour libre, heureux et sans contrainte. La libération sexuelle se marque d’abord par la libération de la parole. On parle aujourd’hui de sexualité en famille, à l’école, dans les magazines féminins, dans les émissions télé… et bien sûr sur internet. Partout, il est de bon ton de parler de la sexualité, quitte même à se sentir obligé d’en « rajouter une couche », comme dans certaines émissions télé où les interviews des « people » se doivent de comporter un volet sexe…Autre aspect de la libération sexuelle, sans doute poussé par les différents rapports « sur les comportements sexuels des… »  -Rapport Kinsey aux USA (1948), rapport Simon en France (1972), puis tous les sondages et enquêtes qui ont suivi…- les pratiques sexuelles se sont libéralisées. Des pratiques sexuelles qui hier encore étaient punies par la loi sont désormais considérées comme normales du moment qu’elles se déroulent entre adultes consentants et ne portent pas atteinte à l’intégrité des partenaires : fellation, sodomie, homosexualité, bisexualité, échangisme, etc. Autre aspect de la libération : la sexualité fait désormais partie des impératifs du bien-être de base : elle est considérée comme un élément d’épanouissement personnel, de bien-être, de santé.   


Le sexe est aujourd’hui omniprésent


Si les évocations de la sexualité se cantonnaient hier à des lieux spécifiques, s’échangeaient sous le manteau ou prenaient place dans les « enfers » des bibliothèques, il est difficile aujourd’hui de ne pas être en contact avec des messages comportant des évocations sexuelles, ne serait-ce que dans la publicité. Philippe Liotard, sociologue français spécialisé dans l’anthropologie du corps et de la sexualité, témoigne de cette évolution : « Il y a 15 ans, je travaillais sur les annonces à caractère sexuel. Le support de mon travail, je le trouvais dans les sex-shops. Auijourd’hui, ces annonces sont sur le net[i] ».Mais il n’y a pas que la sexualité qui s’est faite omniprésente, la pornographie a elle aussi franchi les frontières de la confidentialité. Grâce à internet, les images pornographiques sont désormais accessibles et facilement accessibles par tous, même par les plus jeunes. De multiples enquêtes récentes montrent qu’une majorité des enfants de 12 ans ont déjà été en contact avec des images pornographiques. Au-delà des effets traumatisants que pourraient avoir les images pornographiques[ii], il n’en reste pas moins que l’on peut s’interroger sur les représentations de la sexualité qui s’imprimeront dans la tête des plus jeunes : l’autre réduit à un objet de plaisir, la violence des rapports (une enquête récente de la communauté française sur la violence dans les relations amoureuses des jeunes est alarmante à ce propos), la multiplicité des rapports comme norme, l’aspect automatique du désir, la sexualité considérée comme un objet de performance, etc.On pourrait aussi parler de la vogue des « sex-toys », qui sont sortis des lieux très circonscrits que sont les sex-shops pour prendre place dans les catalogues des Trois Suisses à la rubrique « hygiène beauté » ou dans la promotion par le biais de soirées de démonstration type Tupperware.  Faut-il y voir l’émergence d’une conception décontractée et ludique de la sexualité ou la récupération de cette évolution par le commerce ? Je vous laisse juges, mais cela montre en tout que le sexe a pris une grande place dans l’espace public.  C’est dans cet univers que les enfants et les jeunes doivent faire leur chemin. Si l’information était hier rare et formatée, elle est aujourd’hui multiple. Les plus jeunes entendent parler de sexualité dans leur famille (du moins on peut l’espérer), mais aussi à l’école, ils en parlent entre copains, en entendent parler à la télé, s’informent sur internet, recourent dans le meilleur des cas aux services d’un planning, consultent les magazines, etc.Cette multiplicité des sources d’information est une garantie de pluralité des approches. Mais la quantité des informations ne remplace pas toujours la qualité. Les animateurs en éducation sexuelle et affective font souvent remarquer que les jeunes continuent d’avoir une connaissance très lacunaire des réalités de la sexualité, qu’ils en ont parfois une connaissance technique mais sans un discours susceptible d’y donner du sens, voire même qu’ils ont intégré des informations fausses (comme de croire qu’on ne peut pas être enceinte la première fois). L’apparition du sida dans les années 80 a en tout cas fortement coloré les messages reçus par les jeunes sur la sexualité. La sexualité est souvent présentée sous ses aspects de prévention (des maladies sexuellement transmissibles ou des grossesses non désirées). Ce n’est sans doute pas la porte d’accès la plus favorable à une sexualité épanouie.

 

Quelle attitude les parents peuvent-ils adopter face à cette hypersexualisation ?


Selon Jean-Yves Hayez[iii], qui a travaillé la question de l’influence de la pornographie sur les enfants et les adolescents, il ne faut surtout pas dramatiser. Pour la majorité, la fréquentation de la pornographie reste occasionnelle, et leur permet de satisfaire leur curiosité, leurs envies de défi et leurs besoins de satisfactions érotiques faciles en frimant devant l'ordi avec tel ou tel copain ou copine. Dans ce cas, les images visionnées remplacent simplement les images cochonnes qu’on échangeait jadis dans les cours de récréation, avec d’autant plus de plaisir que c’était interdit et que la crainte de se faire prendre était forte… Les parents veilleront donc à ne pas adopter une attitude paranoïaque mais à assurer une présence effective auprès des adolescents et à instaurer un climat de dialogue, afin que l’adolescent ose aborder ces questions avec ses parents s’il a été choqué par la vision de certaines images, par exemple. I


Mais les parents sont souvent confrontés à une grande difficulté. Ils sont très préoccupés des choses du sexe vis-à-vis de leurs enfants, mais ne savent pas toujours comment jouer leur rôle. Ils hésitent entre responsabilité éducative et volonté de non intrusion dans l’intimité de leurs enfants, ils ne sont pas toujours très sûrs des normes et limites qu’ils doivent ou peuvent imposer, ils se sentent parfois démunis face aux nouvelles sources d’information –internet en particulier- que leurs enfants utilisent avec aisance, etc. Entre l’impression que leurs enfants « connaissent tout » et qu’ils n’ont donc plus rien à leur apprendre et la volonté de tout contrôler pour les protéger, les attitudes des parents peuvent être très variées. Par ailleurs, il n’est pas simple de trouver la bonne distance entre parents et enfants, entre le souci de l’évolution d’un enfant, des expériences qu’il est amené à vivre positivement ou négativement, et le respect indispensable de son intimité ou l’acceptation de la séparation. Si l’information et le dialogue se passent généralement fort bien jusqu’à l’arrivée de la puberté, c’est beaucoup plus compliqué par la suite. C’est bien normal, mais cela amène de nombreux parents à se mettre en retrait. Pourtant, si les parents ne sont qu’un des intervenants vis-à-vis des ados, ils ont un rôle que personne ne peut jouer à leur place : reconnaître leurs enfants comme des êtres sexués et désormais en âge de procréer et de devenir eux-même parents, et les réassurer dans cette nouvelle identité. Une reconnaissance sans doute difficile puisqu’elle marque le début de la séparation avec les enfants. Un autre point sur lequel le rôle des parents est essentiel est la question du sens. L’abondance d’images de la sexualité ne s’accompagne que rarement des mots qui peuvent leur donner du sens. La sexualité est certes un langage à part entière mais on a peut-être cru trop vite que décréter la fin des tabous suffirait à rendre le dialogue sur les choses du sexe accessible à toutes et à tous. Mais cela touche à l’intime, avec tout ce que cela comporte de fragilités, d’aspirations, de blessures, etc. On ne s’ouvre pas ainsi à l’autre, que ce soit entre partenaires ou entre adultes et jeunes, sans précaution ou appréhension. L’échange doit sans cesse se réapprendre et s’apprivoiser.En outre, lors des échanges à bâtons rompus, on entend souvent des personnes affirmer « qu’il suffit de parler de sexualité de manière naturelle, qu’au fond c’est quelque chose de naturel… » pour que cela ne pose pas problème. Sans doute vrai tant qu’il s’agit d’explications techniques sur « la manière dont on fait les bébés », mais moins évident quand il s’agit de désir, de plaisir, etc. La sexualité est certes naturelle… mais aussi éminemment culturelle, elle prend place dans une construction de sens et de valeurs en plein bouleversement par rapport au passé, ce qui ne rend pas la communication plus facile et réclame donc davantage de langage et d’échanges. Une sorte de paradoxe parfois difficile à gérer.


Sexualité libérée ou normes nouvelles ?


Même si tous les tabous n’ont pas disparu, si l’on ne parle pas de tout avec tout le monde, la sexualité a aujourd’hui droit de cité[iv]. Elle fait l’objet d’enquêtes, d’études, de colloques et de campagnes. Les enfants sont informés des choses de la sexualité, le dialogue entre parents et enfants comme entre partenaires est au moins un idéal.La sexualité s’est aussi libérée en s’émancipant d’un certain nombre de règles morales mais aussi de lois civiles très contraignantes. Le poids de la culpabilité face aux plaisir, la mise au ban de la société des homosexuels, la codification stricte des pratiques licites ou illicites, etc. sont de l’ordre du passé. La sexualité s’est enfin libérée, au moins en termes de valeur socialement reconnue, d’une vision patriarcale et machiste. La femme et l’homme sont considérés comme égaux en droit devant le désir et le plaisir et les femmes ont pu se libérer du poids de la menace de grossesses qui reposait essentiellement sur elles. Mais l’écart est parfois grand entre ce que l’on voudrait que soit la réalité et ce qu’elle est vraiment. La culture ambiante diffuse une vision de la sexualité qui correspond sans doute à l’aspiration de beaucoup de nos contemporains : une sexualité naturelle, libérée de la culpabilité, une sexualité sûre, à l’abri des menaces de grossesses, de maladies ou d’abus, une sexualité qui soit un terrain d’entente et de rencontre entre les partenaires et en même temps épanouissante pour chacun des deux. Les magazines, les publications et les émissions livrent abondance de conseils pour atteindre cet objectif, depuis les adolescents qui doivent être guidés dans leurs « premières fois » jusqu’aux aînés qui ont le droit de continuer à vivre une sexualité riche et épanouissante.Dans la réalité, cela ne semble pas toujours aussi simple : les souffrances, les différences d’attentes entre partenaires, les blocages, les frustrations, les violences continuent de mettre un sérieux bémol à la vision positive de la sexualité à laquelle tout le monde voudrait croire. Les adolescents sont sans doute particulièrement imprégnés d’une vision « simple et épanouissante » de la sexualité. Il convient donc sans doute que les parents puissent témoigner auprès des adolescents d’une vision certes très positive de la sexualité, mais qui ne soit pas naïve. Il convient de leur redire que le désir et le plaisir ne sont pas automatiques, qu’une relation doit toujours faire se rencontrer deux désirs différents, que les rythmes et les attentes des partenaires ne sont pas toujours les mêmes, etc. Cela équivaut à replacer la sexualité dans le cadre d’une relation, avec tout ce que cela comporte de fascination de la découverte de l’autre et de difficulté de vivre l’irréductible différence de l’autre. Il faut être attentif aux nouvelles normes qui risquent de devenir aussi pesantes que les anciennes : la vision de la sexualité comme une performance et l’obligation d’être performant, l’obligation d’accepter les pratiques jugées « normales » par les médias, l’obligation de « coucher » quand on noue une relation amoureuse, etc. Les normes les moins visibles ne sont pas toujours les plus légères et la libération est toujours une tâche à accomplir. Si l’on oublie cela, la sexualité risque d’être davantage guidée par le regard des autres que par le désir…  Un des enjeux essentiels pour l’avenir est peut-être d’arriver à tisser de nouveaux liens. Les différents aspects de la sexualité ont pris leur autonomie. Si couple, sexualité et procréation étaient hier inévitablement liés, il n’en est plus de même aujourd’hui. Les parents continuent pourtant de parler de sexualité à leurs jeunes enfants en leur expliquant « comment on fait les bébés ». Ces mêmes parents n’ont pourtant sans doute fait l’amour que très peu de fois dans le but d’avoir un bébé. C’est peut-être le signe que nous aspirons spontanément à relier les différentes composantes de notre humanité, à vivre de manière globale et pas saucissonnée, à renouer sans cesse de nouveaux liens dans un contexte qui ne cesse d’évoluer et de poser de nouvelles questions.La question des liens se pose sans doute à un autre niveau.  La sexualité n’est qu’un des aspects de la relation. Et l’on sait combien les relations de couple sont aujourd’hui fragiles. Le sexe est à la fois ce qui sépare et ce qui relie. A chaque époque, à chaque personne d’inventer de nouvelles manières de marquer la distance et de jeter des ponts, de trouver la juste manière d’être proche et la juste manière d’être séparé. L’un et l’autre sont indispensables[v].      

 

 


 


[i] Cité dans « Les adolescents face au vacarme sexuel », in Le Soir du 13/12/2008, article faisant suite au colloque « Hypersexualisation », organisé par Latitude Jeunes, organisation de jeunesse des Mutualités socialistes, le 9/12/2008 au Palais des Congrès de Namur.
[ii] Voir à ce propos l’article de Jean-Yves Hayez dans « Sexualité surexposée », Dossier NFF n°83.
[iii] Jean-Yves Hayez, article cité.
[iv] Dernière illustration en date, l’organisation de l’exposition « Le zizi sexuel » à la Cité des Sciences à La Vilette (Paris), une exposition à destination des préadolescents sur l’amour et la sexualité.
[v] Analyse rédigée par José Gérard. Ce texte reprend une partie de son intervention lors du colloque « Hypersexualisation », le 9/12/2008 à Namur.

 

 

 

Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants