Analyse 2006/20

La table et l’alimentation sont au cÅ“ur de la vie familiale. Au cours de l’histoire, l’alimentation a fortement influencé la manière dont vivaient les familles, mais la manière dont nous mangeons révèle également le type de relations que l’on entretient dans la famille. Pour cette raison, il est sans doute intéressant de s’interroger sur la manière dont nous nous mettons à table... Voici quelques éléments d’analyse.


L’importance de l’alimentation dans l’histoire de l’humanité


Certains historiens prétendent que l’on pourrait écrire l’Histoire à partir de l’alimentation. Rappelons [1] seulement quelques éléments, afin de percevoir à quel point le lien entre l’alimentation et l’évolution de nos sociétés est important.


Les modes d’acquisition de la nourriture


Passage du nomadisme à la sédentarisation. Les hommes préhistoriques vivaient en nomades, par petits groupes, se déplaçant au gré de la nourriture disponible. La chasse, la pêche, la cueillette déterminaient leur mode de vie et une bonne partie des objets que l’on conserve de cette époque servaient à se procurer ou à transformer la nourriture. Au néolithique, la modification des techniques d’acquisition de la nourriture provoque un véritable bouleversement culturel. L’invention de l’agriculture et de l’élevage permet désormais aux populations de se sédentariser et de vivre en groupes plus nombreux. C’est l’apparition des premiers villages vers 10.000 avant notre ère.


Passage de la production artisanale de nourriture à la production mécanisée. Jusqu’à une époque assez récente, les hommes n’ont finalement fait que perfectionner un peu les techniques préhistoriques : le travail de la terre, la houe et la charrue, le travail du paysan du dix-huitième siècle ne différaient pas fondamentalement de ce qui se passait 5.000 ans avant notre ère. C’est l’industrialisation et l’apparition du moteur qui permettra de modifier considérablement les modes de production et qui provoquera la diminution du nombre de personnes occupées à produire la nourriture dans nos sociétés occidentales. En très peu de temps, la structure de nos sociétés, qui était essentiellement agricole et rurale, se transformera pour devenir industrielle et urbaine. L’augmentation de productivité que permet en outre l’apparition du moteur permettra aussi à l’Occident de ne plus être soumis comme au Moyen-Age à des famines récurrentes et d’assurer à la plus grande partie de sa population une alimentation suffisante et variée.


Les modes de conservation de la nourriture


Jusqu’au XIXème siècle, il n’y avait guère de techniques de conservation de la nourriture. Les greniers permettaient de conserver à l’abri de l’humidité le blé qui constituait la base de l’alimentation. Pour le reste, les viandes et poissons pouvaient être salés ou séchés et certains légumes conservés dans la saumure. C’est vers 1800 que l’on invente les procédés de stérilisation et que les premières conserves font leur apparition. Les Anciens connaissaient bien sûr les vertus de la glace et des basses températures pour la conservation des aliments, mais cela ne permettait de garder en état de fraîcheur des aliments dégradables que sur de courtes périodes. L’apparition du frigo domestique (et parallèlement des bateaux-frigos) au début du vingtième siècle puis de la congélation dans les années 1960 modifieront considérablement notre rapport à la nourriture, rendant possible le transport de denrées en provenance de pays lointains et la consommation de nombreux produits « de saison » à n’importe quelle période de l’année. L’internationalisation de notre alimentation est finalement très récente : les spaghettis bolognaises, pizzas, couscous et autres fruits exotiques étaient inconnus dans notre pays il y a trente ou quarante ans.


L’alimentation et la culture


L’alimentation doit répondre aux mêmes besoins physiologiques partout dans le monde, mais nous ne mangeons pas la même chose ni de la même manière, indépendamment des ressources disponibles. C’est dire que nous intégrons le fait de manger, la nécessité de manger, dans un système de valeurs et de significations. De nouveaux, quelques éléments pour le rappeler.


La manière de s’alimenter distingue l’homme de l’animal. L’histoire de l’alimentation humaine se situe au carrefour du biologique et du culturel. En effet, si les humains n’ont pas des besoins alimentaires fort différents de ceux des autres animaux, ils se distinguent d’eux par leur manière de se nourrir, puisqu’ils sont les seuls à transformer les aliments naturels, à les cuisinier, à les cuire, à créer des rituels autour de leur alimentation.


De nombreuses prescriptions et pratiques religieuses concernent également l’alimentation. C’est ainsi que les religions développent des rituels ou des interdits autour de l’alimentation. Les Juifs répartissent les aliments en produits kasher (autorisés par la Loi [2]) et non kasher. Les Musulmans ne consomment pas le sang des animaux et ne mangent pas de porc. En outre, l’alcool leur est interdit et les pratiques de jeûne pendant le Ramadan sont encore fort observées. Les Bouddhistes sont végétariens. Quant aux chrétiens, s’ils ont aboli les interdits alimentaires de l’Ancien Testament, il faut rappeler qu’il n’y a pas si longtemps que les jours de jeûne et d’abstinence ont disparu des pratiques. Mais ces pratiques rythmaient véritablement l’année et la semaine (le vendredi était - et est encore pour certains- le jour du poisson parce que l’on ne mangeait pas de viande ce jour-là). Cela prenait sens dans une conception religieuse où le sacrifice avait une place importante et devait permettre aux fidèles de vaincre « la chair ». Les plaisirs en général étaient suspects et la gourmandise faisait partie de la liste des 7 péchés capitaux. Par ailleurs, le rite central de la religion catholique évoque un repas, avec le partage du pain et du vin. Sans vouloir se risquer à une interprétation de l’origine, de l’évolution ou du symbolisme de ces pratiques religieuses autour de la nourriture, cela suffit à montrer que le rapport des humains à la nourriture est éminemment culturel.


La symbolique sacrée se cache encore souvent dans des éléments auxquels nous ne pensons même plus, tant ils nous paraissent évidents. Ainsi de la table : cela nous semble évident de manger assis à une table surélevée. Mais dans de nombreuses régions du monde, on mange à même le sol, sur des coussins, les aliments étant disposés sur le sol ou sur des tables basses. La table que nous connaissons serait en fait la survivance des autels des sacrifices, dont la position surélevée était nécessaire pour rapprocher des dieux les offrandes du sacrifice.


Dans un registre non religieux, les rituels autour de la nourriture sont également nombreux et les habitudes alimentaires varient selon les régions et les époques. Nous éprouvons un sentiment de répulsion à l’idée de consommer des insectes, du chien ou du rat, alors que d’autres populations n’y voient aucun problème et que pour notre part nous apprécions les crustacés. C’est aussi par les pratiques alimentaires que l’on marque son statut ou son appartenance à un certain milieu. Dans nos régions, les classes aisées manifestent leur différence en consommant du champagne, du caviar ou autre foie gras, voire en observant un certain rituel ou des « bonnes manières » à table. Sur un autre registre, une enquête réalisée pour la Communauté française révèle que le type d’alimentation varie aussi selon le sexe et le type d’enseignement que fréquentent les jeunes. Ainsi, la probabilité pour qu’un jeune consomme quotidiennement un hamburger est 2 fois plus élevée dans l’enseignement technique et 3,5 fois plus dans l’enseignement professionnel que dans le général.


La cuisine est un art. Il est étonnant de constater à quel point la manière de présenter les aliments a pris une importance considérable ces dernières années dans nos régions. Les revues consacrées à la cuisine ou à la gastronomie se sont multipliées et elles présentent de plus en plus des plats qui s’apparentent souvent à de véritables Å“uvres d’art, non pas uniquement par l’harmonie des saveurs mais aussi par les jeux de couleurs et de volumes. Des recettes impossibles à imaginer sans des illustrations en quadrichromie et des assiettes que l’on a presque honte de détruire en y plantant la fourchette. Assurément, nous ne mangeons pas uniquement pour nous nourrir.


Le goût est aussi une construction. Le goût et le dégoût seraient au départ une survivance de l’instinct animal, de la connaissance instinctive de ce qui est bénéfique et maléfique pour la santé, avant d’être repris et codifié (souvent dans des interdits de type religieux). Mais le goût est aussi une construction sociale : il faut d’abord être convaincu que le caviar ou les huîtres sont des aliments délicieux avant de pouvoir en ressentir du plaisir. Ensuite, ce goût est intériorisé et détermine nos goûts futurs. Qui a trouvé bon le premier verre de bière qu’il a bu, le premier verre de coca-cola ? Certains prétendent que si un enfant n’a pas consommé de légumes avant 3 ans, il sera très difficile de les lui faire apprécier par la suite. On dit aussi que l’industrialisation de l’alimentation, qui commence par les petits pots pour bébés, conditionne le goût... et donc que le dosage salé/sucré prépare les enfants à apprécier plus tard le hamburger/ketchup. Jadis, les enfants étaient préparés à apprécier les aliment disponibles dans leur région, aujourd’hui ils seraient préparés à apprécier des goûts standardisés et internationalisés.


Bref, l’alimentation, c’est d’abord une question de survie, une question technique, mais c’est aussi essentiellement une question de culture, c’est une question de valeurs et de significations. Et dès que les besoins primaires sont satisfaits (l’assurance de manger à sa faim), on commence à construire du sens autour de la nourriture.


L’alimentation dans la vie familiale


Le repas est à la fois associé au quotidien et à l’exceptionnel : la table est le lieu le plus quotidien et le plus fréquent de la vie familiale, même s’il est souvent mis à mal. C’est une activité et un lieu incontournable. Mais d’un autre côté, pas une fête importante ne s’imagine sans un repas... et le repas prend même parfois le pas sur l’événement qu’il est censé accompagner. Pensons par exemple à certaines « communions solennelles » où la partie religieuse apparaît davantage comme une formalité, l’essentiel étant le repas qui suit.


Passage d’une situation de manque de nourriture à une situation d’abondance. Les générations qui ont connu la guerre ont un rapport différent à la nourriture (vis-à-vis du gras, par exemple). Rappelons-nous le réflexe, jusqu’il y a 25 ou 30 ans, de faire des provisions de sucre ou de farine quand un conflit armé se déclenchait quelque part dans le monde. Toute une série de règles explicites ou implicites tiennent toujours à cette époque : on ne gaspille pas la nourriture, on finit son assiette, etc. Nous sommes aujourd’hui beaucoup plus dans une logique du plaisir et de l’épanouissement personnel (donc il est plus normal de ne pas manger ce que l’on n’aime pas). Le problème, c’est que notre corps est encore construit pour une situation de rareté, puisqu’il garde la capacité d’accumuler des graisses pour faire face aux périodes de disette.


Faire famille. Manger en famille n’est pas anodin. Pour Jean-Claude Kaufmann Jean [3] , la table met en forme la vie de famille. Jusqu’il y a peu, les rôles des uns et des autres dans la famille étaient même déterminés par l’alimentaire : le père était celui qui allait gagner son pain, qui nourrissait ses enfants, le père nourricier, et la mère était la ménagère, celle dont la cuisine était le lieu symbolique. Et aujourd’hui, même si les règles se sont considérablement assouplies, la table reste un lieu de socialisation essentiel. Par exemple, lorsque l’on crie « A table ! », cela signifie que chacun quitte son emploi du temps individuel pour entrer dans un emploi du temps commun, collectif, pour se plier à des règles qui le dépassent.


Mais la table est aussi le lieu où l’on fait oeuvre éducative, où l’on inculque toute une série de règles, dès le plus jeune âge : sur la manière de manger, sur la convivialité, la politesse, l’équilibre alimentaire, le respect des autres, le partage quand il y a peu, etc. Une personne expliquait que pour lutter contre l’individualisme, elle et son mari avaient institué un repas obligatoire pour tous une fois par semaine. Tous devaient y être présents. « Cela nous a permis, dit-elle, de faire passer de nombreuses règles de politesse et de savoir-vivre. Ces repas étaient comme des temps d’exercice pour apprendre à se parler, à s’écouter, à tenir compte des autres. » Tous les parents le savent : que de choses on apprend autour de la table ! Sur le soin de soi-même : on se lave les mains avant de passer à table, on essaie d’avoir une alimentation équilibrée, on ne mange pas trop parce qu’on aime bien, il faut manger des légumes et des fruits, on s’essuie la bouche avant de boire, etc. Sur le respect de l’autre : on partage, on ferme la bouche en mangeant, on mange proprement, etc. Sur la convivialité : on arrive à l’heure à table, on attend les autres pour commencer, chacun parle à son tour, on ne quitte pas la table tant que tout le monde n’a pas fini, on arrange bien la table, on la décore éventuellement, etc. La convivialité c’est aussi apprendre à vivre en groupe, à gérer les tensions et les conflits, les moqueries des uns, etc. Sur les règles indispensables à la vie commune : il faut bien déterminer une heure pour le repas, qui convient le mieux à tout le monde, on se fixe des règles pour savoir comment se partager le travail pour préparer les repas, dresser et desservir la table, etc. Mais on apprend aussi bien d’autres choses comme le sens de l’aventure, le goût de découvrir (on essaie les aliments qu’on ne connaît pas), le sens de la fantaisie, la solidarité (en participant au petit déjeuner oxfam), et tous les sujets de conversation que l’on a autour de la table et dont les enfants entendent parler, s’interrogent et interrogent, etc.


Une enquête [4] récente révélait que les ados britanniques étaient parmi les plus mal élevés d’Europe : ils boivent plus, se droguent plus, manquent plus les cours, et se battent plus que les autres jeunes européens. Les sociologues expliquent cela par l’effondrement de la famille et l’incapacité des adultes à dialoguer avec leurs enfants. Parmi les facteurs statistiques mis en avant : environ 60% seulement des ados prennent régulièrement leurs repas en famille. Cause ou effet ? En tout cas le repas en famille semble être un baromètre de la santé familiale.


La table est un lieu de socialisation et d’éducation. Trois périodes ont été schématisées par un sociologue qui s’est penché sur l’évolution des mÅ“urs, Norbert Elias. La première période d’évolution voit apparaître des règles d’ordre et retenue pour s’écarter de l’animalité. Mais aussi pour créer une distance avec les aliments (couverts). Citons par exemple Erasme : « Ne plonge pas le premier tes mains dans le plat que l’on vient de servir : on te prendra pour un goinfre et c’est dangereux. Car celui qui fourre, sans y penser, quelque chose de trop chaud dans la bouche, doit le recracher ou se brûler le palais en avalant [5] ». Vient ensuite le règne des bonnes manières. Il convient de conquérir une position sociale en adoptant les manières des classes supérieures. Certaines règles s’emballent, comme l’obligation de pouvoir peler la pomme et l’orange avec un couteau et une fourchette, sans contact avec les doigts, l’interdiction de couper la pointe de certains fromages ou de couper une feuille de salade, etc. La troisième phase voit ces règles se répandre dans l’ensemble des classes sociales, tout en croisant un autre processus au 19ème siècle : la volonté de créer un ordre social autour de la famille dans la civilisation devenue industrielle (la famille comme antidote aux violences populaires, la bonne table comme moyen de faire rentrer l’homme à la maison plutôt que de rester au cabaret, de la même manière que les cités jardins se sont développés avec le même arrière-fond moralisateur et hygiéniste). La famille devient le modèle de l’ordre et la table le symbole de la famille. Les règles autour de la table n’ont plus pour but que d’instituer une discipline, un ordre (manger à heures fixes, demander la permission avant de parler, ne pas poser les coudes sur la table, etc.). En parallèle, on assiste à une sorte de glorification de la maîtresse de maison, qui joue le rôle de prêtresse de cette religion domestique. En parallèle, développement des livres de « bonnes manières » ou de convenances. Les manuels de savoir-vivre du siècle passé comportaient des chapitres entiers consacrés à la manière de dresser la table selon les circonstances, aux règles de préséance à observer pour disposer les convives autour de table, à la manière de faire se succéder les aliments, etc.


On pourrait dire qu’aujourd’hui la table s’adapte à une nouvelle fonction : les règles s’assouplissent pour donner libre cours davantage à la recherche du plaisir et du bien-être commun, en libérant la parole, en phase avec la famille affective et relationnelle d’aujourd’hui.


Autour de la table, les divers types de famille instituent divers modèles de règles. Dans l’ouvrage déjà cité, Jean-Claude Kaufmann en isole quelques-unes, dressant ainsi une véritable typologie des familiales sur base des règles autour de la table.


La discipline pure. Il prend l’exemple des Lacroix, une famille traditionnelle catholique très attachée à la forme du repas. Chaque objet possède sa place, les règles sont figées et d’un autre temps. Mais cette adhésion commune à des règles tient lieu d’identité commune. « L’attachement à la forme du repas unifie le groupe et préserve son image de famille sans parvenir à lui faire vivre une cohésion fondée sur une proximité affective et le partage de moments heureux. »


Certaines familles fonctionnent aussi avec des fragments de discipline. Prune, 33 ans, déclare : « Le repas, c’est très important. Pas question que les enfants aillent manger ailleurs ou que mon mari allume la télé. On est une famille, c’est le moment de se parler. Le repas est réservé à la conversation familiale. » Prune rêve d’une famille où chacun est à l’écoute de l’autre. Mais la communication n’est pas nécessairement au rendez-vous. Peut-être est-ce aussi une tentative d’éviter que les liens se distendent davantage. Ce qui est paradoxal, c’est que cette volonté de pouvoir communiquer autour de la table familiale se retrouve parfois (ou souvent) dans la justification du fait d’aller manger à l’extérieur, au restaurant. Parce que là, on n’est là que pour ça. On ne va pas se lever de table pour l’une ou l’autre raison, etc. Mais cette discipline n’est que fragmentaire. Quand le père n’est pas là, c’est pas la même chose, etc.


La mère nourricière. A l’autre extrême du modèle disciplinaire, la famille où la mère en a eu marre de préparer des repas alors qu’une fois sur deux un des enfants ne rentrait pas à l’heure, restait chez un copain, n’aimait pas ce qu’elle avait préparé. Elle conçoit désormais son rôle de mère nourricière comme une responsabilité à réalimenter le frigo régulièrement. Et chacun y puise ce qui lui convient, au moment qui lui convient, pour manger à l’endroit qui lui convient.


Mais un modèle peut aussi comporter des exceptions instituées, qui garantissent peut-être la survie d’un modèle trop rigide. Ainsi, chez chez les Lacroix, la mère a décidé que le dimanche soir elle ne cuisinait pas. Ce soir-là, les règles sont mises entre parenthèse (un peu comme le carnaval une fois par an). Chacun se sert dans le frigo et mange ce qu’il veut, comme il veut.


François de Singly [6] , autre sociologue français de la famille, explique aussi le processus du « Dîner au Mac Do autour de l’enfant », où certaines règles sont mises entre parenthèses et le fonctionnement construit autour des enfants : tout l’environnement est un environnement enfantin (couleurs vives, jeux, etc.) ; on peut sortir de table ; on reçoit un jouet ; il n’y a pas de carte à consulter mais des illustrations grand format au-dessus du comptoir, les enfants n’ont pas besoin des parents pour choisir ; la nourriture est tendre, il ne faut pas mâcher longtemps ; la nourriture est sucrée, il y a des frites et des sodas ; on mange avec les doigts, etc. Mais cela se passe en dehors de la famille, et reste exceptionnel.


L’évolution des modes de vie, des modèles familiaux et des repas. Le modèle familial d’aujourd’hui est marqué par une très grande demande d’autonomie individuelle et d’épanouissement personnel et par une recherche relationnelle forte. La famille d’aujourd’hui est une « famille association » : j’attends de l’autre et du groupe familial qu’il me permette de m’épanouir personnellement, qu’il n’empiète pas sur mon autonomie, et qu’il soit gratifiant sur le plan des relations affectives. La recherche relationnelle forte, elle se marque par tous les rêves de repas familial que nous véhiculons tous. La table familiale est l’image de la famille chaleureuse où il fait bon vivre, où l’on communique, où l’on prend du plaisir ensemble et où chacun a sa place. Le repas, c’est souvent le seul moment où les différents membres de la famille s’assoient ensemble autour d’une table. Mais ce rêve est parfois (souvent ?) un phantasme, qui ne se réalise en tout cas pas très souvent : le petit déjeuner, c’est souvent la course, chacun a ses horaires et il est de plus en plus rare que ce soit un repas commun dans les familles, sauf avec de très jeunes enfants ; le repas de midi, chacun le prend sur son lieu d’étude ou de travail, aujourd’hui, les écoliers qui ne prennent pas le repas de midi à l’école sont l’exception ; le soir, c’est de moins en moins évident, pour peu que l’un rentre tard, ou aie des horaires décalés ; on se rabat alors sur les repas du week-end ou du dimanche... mais là aussi il y a toutes les activités, les copains et les sorties des enfants... En outre, la table est aussi le lieu des tensions : rien de plus pénible que de se retrouver en face à face quand un conflit couve, quand il y a eu une engueulade, le calme est parfois un silence pesant, il n’est pas rare que l’un des membres quitte la table en claquant la porte, etc.


L’évolution de notre manière de nous alimenter dépend sans doute en bonne partie de l’évolution de nos modes de vie. Les familles ne connaissaient pas les mêmes repas lorsque de nombreuses femmes restaient à la maison la journée et accueillaient les enfants le midi autour de la table. Quand tous les membres de la famille rentrent tard à la maison, il est évidemment beaucoup plus fréquent de sortir en vitesse une pizza du congélateur que de se mettre à éplucher des légumes pour réaliser le potage du jour.


Vous aurez sans doute aussi remarqué la multiplication des plats préparés en portions individuelles dans les supermarchés ou chez les traiteurs. Ce qui s’explique par l’augmentation significative de célibataires, de personnes vivant seules (à Bruxelles, actuellement, près de la moitié des ménages sont des ménages d’une seule personne), mais aussi par l’utilisation de ces plats individuels par les familles, puisque chacun mange ce qui lui plait, quand cela lui plait.


Une étude récente réalisée par l’industrie alimentaire (Fevia) révèle qu’un quart des Belges mange parfois debout et autant en rue. Pas étonnant quand on voit la multiplication des lieux de vente de sandwiches garnis aux abords des écoles ou des lieux de travail. A la maison, plus de la moitié des Belges mange parfois assis avec un plateau devant la télé et 75% consacrent moins d’une heure par jour à la préparation des repas (ce qui fait dire à JC Kaufmann que « Le mangeur moderne est un grignoteur nomade et pressé »). Seulement 45% utilisent régulièrement des produits frais. Par contre, quand la famille se met autour de la table (ce que font quand même encore 95% des familles de temps en temps), c’est avec les formes : 50% utilisent une nappe tous les jours, 42% des serviettes et 80% allument de temps en temps une bougie.


Le repas familial évolue aussi avec la famille. Le repas familial, ce n’est pas non plus quelque chose de statique. Ca change en même temps que la famille. Parce que la famille, par définition, ça bouge tout le temps, c’est une réalité dynamique, dont le but est d’être quittée. C’est un des paradoxes de la famille et donc aussi des repas : il faut à la fois créer du lien, et faire en sorte que les liens puissent se détendre pour laisser partir les enfants. Repassons le film de situations que tous connaissent ou ont connues : les repas en amoureux du début ; les repas avec les enfants petits qui sont tout un apprentissage ; les repas avec les enfants devenus plus grands et les bagarres entre frères et sÅ“urs ; les repas avec les ados qui tirent sur la corde pour arriver plus tard ou rester chez un copain, avec les tensions de l’adolescence ; les repas avec les grands jeunes, quand on ne sait jamais exactement combien on sera à table, qui rentre ou pas, et si ceux qui rentrent pour le repas rentrent seuls ou avec le copain et la copine ; Les repas où on se retrouve à nouveau seuls, sans enfants ; et puis les repas où l’on peut à nouveau prendre le temps et traîner un peu... Il y a aussi les repas des familles recomposées, où les enfants doivent parfois passer d’un jour à l’autre par des règles de fonctionnement très différentes chez papa et maman, les repas des couples qui ne vont pas bien et où la tension est lourde, ou bien de couples plus âgés qui, ayant quitté la vie professionnelle, n’ont plus rien à se dire, etc.


En conclusion : un paysage contrasté


En ce début de vingt-et-unième siècle, on se trouve donc face à un « paysage alimentaire » très contrasté. Un raffinement de plus en plus grand de nos mets côtoie la multiplication des fast-food. L’abondance alimentaire que connaissent certains pays ne contribue pas à résoudre la sous-alimentation qui touche encore tant de pays d’Afrique et d’Asie. La vogue des produits et repas du terroir va de pair avec une mondialisation du hamburger. Le barbecue est devenu un incontournable de la convivialité mais on mange souvent seul dans sa voiture, en rue ou devant la télé. On peut aujourd’hui disposer toute l’année de tous les fruits exotiques imaginables, mais la consommation de fruits est en chute libre chez les jeunes...


Les repas, comme la vie familiale, doivent répondre à des attentes multiples et parfois difficilement conciliables, si pas contradictoires. La plupart des familles s’en sortent en mélangeant les genres : les repas où chacun mange ce qu’il veut quand il le peut, le repas hebdomadaire où chacun est censé être là, les plateaux télé, le repas chandelles en amoureux, la sortie Mac Do, etc.


L’important est sans doute de percevoir trois choses :

  • le repas est un lieu central de la vie familiale (lieu de relation, d’éducation), souvent un baromètre de la vie familiale, un lieu où des choses peuvent se dire et se régler ;
  • quand on mange, on fait bien plus que manger (on crée du sens, on vit des valeurs) ;
  • on n’est jamais seul à table (on véhicule avec soi un passé, une région, une époque, une classe sociale, des règles, etc.). En d’autres mots, s’interroger sur la manière dont on a l’habitude de manger en famille permet de porter un regard critique sur le type de relations que nous entretenons et sur la manière dont nous sommes plus ou moins perméables aux influences sociales extérieures. Une étape indispensable si l’on veut changer ses pratiques et les adapter aux valeurs que nous voulons privilégier.

Pour prolonger la réflexion, deux dossiers NFF ont été consacrés à des questions proches du thème de cet article : "Autour de la table" et "Dérives alimentaires".

 

 


[1] Ce texte est la synthèse d’une conférence de José Gérard à Montignies-sur-Sambre en novembre 2006, dans le cadre du cycle « Autour de la table », organisé par « Recherche et vie ».
[2] Voir à ce propos, par exemple, le Lévitique. “L’Eternel parla à Moïse et à Aaron et leur dit. Parlez aux enfants d’Israël et dites. Voici les animaux dont vous mangerez parmi toutes les bêtes qui sont sur la terre. Vous mangerez de tout animal qui a la corne fendue, le pied fourchu et qui rumine. Mais vous ne mangerez pas de ceux qui ruminent seulement, ou qui ont la corne fendue seulement. Etc. »
[3] -Claude Kaufmann, Casseroles, amour et crises.
[4] Britain’s teenagers social skills gap widens, IPPR (www.ippr.org), etude rendue publique en novembre 2006.
[5] Tiré de “L’éducation libérale des enfants”, Erasme, 1530.
[6] François de Singly, Libres ensemble.

 

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