Analyse 2008/7

L’insécurité est devenu un thème et une problématique omniprésents dans l’espace public, plus spécifiquement dans les médias et dans les discours politique.


L’espace médiatique regorge de magazines consacrés aux faits divers, les titres consacrés à la violence et aux agressions se multiplient dans nos Jt, ainsi que dans la presse écrite. L’insécurité est aussi le principal fer de lance de l’extrême droite[1] et généralement un thème de campagne de la droite. C’est notamment pour cette raison qu’il est délicat de traiter de cette question, lorsqu’on ne partage pas les mêmes lectures de ces tendances politiques. En tant qu’association d’éducation permanente, une de nos missions est de pouvoir être à l’écoute des plaintes et des souffrances vécues par les familles[2], mais aussi de travailler à des solutions collectives à y apporter… C’est pour ces raisons que Couples et Familles se doit d’approcher ce phénomène complexe plus qu’au goût du jour et d’y apporter quelques pistes de réflexion.  Oser traiter ce phénomène selon d’autres grilles de lecture, c’est aussi combattre les idéologies qui en font leur terreau et leur terrain de chasse.


Insécurité-violence-délinquance


Une petite réflexion sur le terme « insécurité », ainsi que ses corollaires (violence et délinquance) mérite qu’on s’y attarde.


Selon Pierre Tevanian, auteur de l’ouvrage « Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire »[3], la démarche initiale avant de traiter de ce phénomène d’insécurité serait de définir les termes que l’on utilise, mais aussi de pouvoir démasquer les amalgames conscients et inconscients qui s’opèrent autours de ces termes. « C’est précisément ce que se gardent bien de faire les journalistes et les élus qui partent en croisade contre les " violences urbaines " et " l’insécurité ". Ces derniers font en effet comme si le sens des mots " violence ", " délinquance " et " insécurité " allait de soi, comme si ces mots étaient interchangeables et comme s’ils étaient tous synonymes de : jeune homme basané vêtu d’une casquette insultant une vieille dame avant de lui voler son sac[4] ». Pour l’auteur, ce fait occulte d’innombrables formes de délinquance, de violence et d’insécurité, notamment celles dont sont victimes ces fameux jeunes « trainings-casquettes ». Il y a plusieurs formes de violence. Le fait que tous ces phénomènes soient rangés sous la même « rubrique » ne facilite donc pas leurs compréhensions. Selon Pierre Tevanian, cet amalgame impose une thèse implicite : la violence serait une réalité homogène « (…) qui commence dès le premier mot de travers et qui se poursuit, s’y on n’y prend pas garde, dans une escalade qui culmine avec la criminalité organisée et l’homicide »[5].  


Dan Kaminski le rejoint d’ailleurs sur ce fait, mais va jusqu’à remettre en question l’usage même du concept: « L’insécurité est un concept d’une telle inconsistance qu’il est sociologiquement inutile -voire dangereux- si, comme on le fait si bien souvent, on le laisse seul. Ce concept est à la fois un sésame pour dire une plainte sociale et un sésame pour l’étouffer »[6]. Selon lui, si l’insécurité connaît un tel consensus dans nos sociétés, c’est parce qu’elle nomme différents malaises vécus dans différentes sphères de la société.


Si l’on se tourne vers l’étymologie, on peut aussi s’apercevoir que le mot « insécurité » est relativement nouveau (mot apparu la première fois en 1794)[7]. Selon Dan Kaminski, l’apparition et l’usage du mot insécurité peut être rapproché avec certaines caractéristiques de la modernité : la dissociation du temps et de l’espace (la mobilité s’est développée et nous amène à rencontrer « l’autre », l’étranger) et la dissociation des sphères politiques, religieuses et économiques (l’état moderne s’est construit sur la distinction de ces sphères. « La conjonction de ces deux premiers changements invite l’Etat à mettre tous les Å“ufs dans le même panier, celui de la précaution. Aujourd’hui, le projet politique s’y est totalement encastré [8]»). Pour l’auteur, cela favorise la tendance actuelle qui consiste à concevoir comme risque, le problème qui ne peut pas être traité. « Ou alors, on le revoie à la responsabilité et à l’autonomie du porteur du problème »[9].


Celle dont on ne parle pas


Lorsqu’on traite d’insécurité, cela vaut la peine de déplacer notre angle de vue habituel. « L’insécurité est systématiquement traitée, par les médias et par les principaux responsables politiques, sous l’angle de la violence des rues : elle ne l’est pratiquement jamais du point de vue de la précarité, de l’éducation ou des inégalités »[10]. Selon Laurent Bonelli, tout cela revient donc à escamoter la question sociale dans ce phénomène.


Du côté des jeunes par exemple ; le racket, les murs taggés ou encore le vol sont des violences et non des moindres. Mais elles ne sont pas les seules qui se vivent dans cette tranche de la population, il en existe d’autres formes dont l’opinion publique se scandalise beaucoup moins[11]. On peut par exemple parler de la discrimination à l’embauche ou de la précarité de l’emploi. Un nombre toujours plus conséquent de jeunes travaillent sous des contrats « précaires » : contrat à durée déterminée, intérim, ale, etc. « Ne s’agit-il  pas de violence et d’insécurité ? L’angoisse d’être licencié, de ne pas voir son contrat renouvelé, n’est-ce pas l’insécurité la plus radicale et la plus répandue ? ». Le souci avec ce type d’insécurité, c’est qu’elle ne sont généralement pas identifiées comme telles, ce qui les rendent encore plus redoutables (car avec ce qu’on ne perçoit pas ou ce qu’on ne verbalise pas, il y a un risque qu’ils soit somatisés)[12]. Le souci est que la sphère politique ne combat généralement pas cette violence dévastatrice ou pire encore, il arrive qu’elle l’exerce, par exemple avec les fameuses politiques d’activation des chômeurs.


A côté de ces violences « invisibles », que l’on ne perçoit pas réellement, il y a par contre la sur-visibilité des violences dont on ne finit pas de parler : par exemple celle provoquée par les jeunes[13].


Michalis Lianos, auteur de l’ouvrage « Le nouveau contrôle social »[14], distingue à ce sujet les principales fonctions que remplit le discours politique sur l’insécurité : une fonction évasive (lorsque l’on s’occupe de gérer les risques et de notre sécurité, on occulte les inégalités devant les risques), une fonction individualisatrice (les disparités sociales sont rejetées du discours, ce qui occulte les éventuelles explications structurelles des événements) et enfin une fonction hiérarchisante (« (…) gouverner consiste aujourd’hui à sélectionner et hiérarchiser les dangers »[15]).


Transformer l’insécurité en incertitude[16]


Au regard de tous ces éléments, nous retiendrons la proposition de Dan Kaminski : il propose d’opérer un glissement de vocabulaire et de plutôt parler d’incertitude. Si cela ne ressemble qu’à un changement de termes, ce glissement est important aux yeux de l’auteur et permet d’entrevoir l’action : « L’éthique est la manière dont nous mettons un terme, par le langage, à la souffrance du gouffre infranchissable entre les mots et les choses (…) Si l’action, l’intervention a quelque chose à faire avec l’éthique/la politique, c’est tout le moins dans un énoncé fort : pas d’action sans parole »[17].


De plus, l’incertitude colle mieux avec notre contexte contemporain qui nous impose des prises de risques quotidiennement. Notamment car le changement n’est plus un aléa comme autrefois mais est devenu une norme de vie (norme que nos grands-parents ne connaissent pas). Mais la plus grande difficulté est liée au fait que cet impératif de changement est individualisé ; c’est l’individu seul qui doit produire et réélaborer en permanence sa biographie et son itinéraire[18], et les choix qu’il doit faire ne peuvent plus compter sur des codes universels et des règles préconstruites. Pour l’auteur, ce diagnostic sociologique est plus terrible qu’on pourrait le croire car nous sommes tous touchés par cet impératif. Enfin, l’auteur insiste sur le changement que provoque ce glissement de terme : « L’insécurité paralyse : son discours est celui de la peur paralysante, de la plainte, de l’exclusion et du consensus. L’incertitude ouvre des possibles : son discours est celui de l’action sans garantie, du motif de colère et de rencontre, et du conflit. Etre ensemble, ce n’est pas s’intoxiquer au consensus de la sécurité, mais se donner, dans l’incertitude, la capacité de construire les conflits d’aujourd’hui »[19].

 



[1] Lorsque l’on effectue une recherche sur le mot « insécurité » sur un moteur de recherche très largement utilisé, un site d’extrême droite y apparaît en troisième position. L’insécurité y est présentée comme un antagonisme très simple où sont opposés les honnêtes gens des malfrats  (« Cela doit cesser, les gens doivent se barricader chez eux tandis que les malfrats règnent en maître dans les rues, etc. »[1]). +références
[2] En Belgique, le thème de l’insécurité a pris un poids particulier pour les familles depuis l’affaire Dutroux, et le ressort de la peur pour les enfants a été souvent utilisé.
[3] « Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire » de Pierre Tevanian aux Editions L’Esprit Frappeur, 1993.
[4] Idem
[5] Idem
[6] « L’insécurité : plainte sociale et solution politique » de Dan Kaminski dans « Travailler à l’être ensemble, l’aujourd’hui de l’intervenant social , Hors-Série Politique, n°9, 2008.
[7] « Selon le dictionnaire historique de la langue française, le mot sécurité apparaît en français dès le XIIème siècle, mais il n’est pas utilisé avant le XVIIème. Pourtant les facteurs d’insécurité, au Moyen-Age étaient légion. (…) Insécurité apparaît pour la première fois en 1794 ». IDem
[8] Idem
[9] Idem
[10] « Une vision policière de la société » par Laurent Bonelli dans le Monde Diplomatique (www.mondediplomatique.fr).
[11] Idem
[12] A ce propos, voici la lecture de S. Badreau[12] sur la recherche d’un emploi : « La recherche d’un emploi recèle une quantité insoupçonnée de petites violences, dont l’accumulation finit par fatiguer les organismes les plus résistants et par épuiser les volontés les plus affûtées. Cette usure psychologique est en grande partie générée par le fait que vous êtes sans cesse confronté plus ou moins directement à des personnes qui s’autorisent à porter des jugements sur vous (…) alors que de toute évidence, elles sont totalement coupées des réalités du chômage et totalement ignorantes de votre situation en particulier ». « Chômeuse ! » de S. Badreau aux Editions L’Esprit frappeur.
[13] Exemple spectaculaire des émeutes dans les cités en France.
[14] « Le nouveau contrôle social » de Michalis Lianos aux Editions l’Harmattan.
[15] Idem
[16] « L’insécurité : plainte sociale et solution politique » de Dan Kaminski dans « Travailler à l’être ensemble, l’aujourd’hui de l’intervenant social , Hors-Série Politique, n°9, 2008.
[17] Idem
[18] Idem
[19] Idem
[20] Pour aller plus loin... Une autre manière intéressante d’aborder cette problématique est de se tourner vers  le travail social. C'est ce qu’à fait le MOC à l’occasion de sa semaine sociale. Cette particularisation dans le traitement de la problématique permet ainsi de resserrer le problème mais surtout de pouvoir entrevoir des pistes d’intervention, d’action et de changement. Le parti pris de soutenir et de donner voix aux travailleurs sociaux qui travaillent tous les jours avec cette fameuse "insécurité" permets donc une approche intéressante.
"Travailler à l'être ensemble, l'aujourd'hui de l'intervenant social. 86ème semaine sociale du Mouvement ouvrier chrétien" dans Les hors-série de Politique, n°HS9, septembre 2008.

 

 

 

 

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