Analyse 2008/6

Les couples et les familles d’aujourd’hui sont animés d’aspirations souvent fortes, mais paradoxales, qui les exposent à une grande fragilité. Au départ de sa pratique de thérapeute, Sophie Mathot les énonce[1], afin que chacun puisse porter sur lui-même et sur ses relations un regard critique.  


C’est à partir de ma pratique de psychothérapeute et de sexologue que je voudrais m’adresser à vous et donc au travers d’une lorgnette bien particulière. Car au-delà des données conjoncturelles et sociales que vous connaissez sans doute, je voudrais aborder ici quelques  aspects intemporels.


En effet, si on prend un peu de hauteur par rapport à toutes ces mouvances, on pourrait dire que nous sommes devant des changements spectaculaires de formes, que nous nous retrouvons face à une multitude de modèles de couples et de familles, mais qu’au fond il n’y a rien de vraiment neuf quant il s’agit d’entrer en relation avec l’autre et avec soi-même, ce qui implique un travail et une réflexion sur notre condition d’homme et de femme.


Tous les sociologues sont unanimes à ce sujet, la famille et les relations interpersonnelles sont les valeurs ou préoccupations premières des individus de notre société. Et paradoxalement, tant la famille que les relations de couple sont les lieux, les endroits les plus fragiles, les plus précaires. C’est là finalement que chacun est mis à l’épreuve et parfois au-delà de ses capacités du moment. Et sans doute est-ce là la raison qui pousse certains à venir demander de l’aide. L’essentiel de mon propos sera d’éclairer les nombreux paradoxes qui s’imposent à nous, les contradictions qui nous habitent et la pénibilité de l’altérité.


L’individualisme exacerbé !


Faut-il rappeler que pendant des générations, les institutions traditionnelles, comme l’Eglise et l’Etat, nous ont procuré une identité bien définie. Ces institutions nous permettaient d’avoir une structure,  apportant à la fois de l’ordre, du sens à notre existence, tout autant qu’un sentiment de continuité et d’appartenance.Et il nous faut comprendre le grand saut que nous avons réalisé, en voulant toujours plus de liberté et d’individualisme.


Toutes ces choses qui étaient donc assurées auparavant, ne le sont plus aujourd’hui, et il revient à chacun et chacune de chercher et d’inventer sa vie, son cadre, son ossature, à ses risques et périls. Nous n’avons jamais été aussi libres et jamais aussi contraints par l’exigence d’être heureux.  


Les attentes dans le couple


Parallèlement à cela, nos attentes sur les relations interpersonnelles et conjugales se sont démultipliées. Je reprends les mots d’Ester Perel dans son livre « L’intelligence érotique »[2] : « La vie moderne nous a privés de ressources traditionnelles et a créé une situation dans la quelle nous demandons à une seule personne de nous protéger, là où une multitude de réseaux sociaux le faisaient autrefois. Et nos liens intimes croulent sous toutes ses attentes ».


Vous le savez, les histoires de couple reposent sur le sentiment amoureux et sur la conviction que nous allons y trouver non seulement le bonheur mais aussi réparation de notre passé, et épanouissement de notre personnalité.


Quoi de plus légitime finalement. Car à y regarder de plus près, tous et toutes nous avons un besoin fondamental de sécurité, de relation stable, de continuité tout autant qu’un besoin d’intimité, d’échange et de partage. Aimer et être aimé.


Besoin d’intimité qui s’est développé d’autant que la société devenait plus instable… Il est devenu un remède souverain contre l’isolement progressif, un remède à la performance  et à la lutte du quotidien.


Mais ce besoin d’intimité n’est pas semblable chez l’homme et chez la femme. Pour la femme, il passe d’abord par la parole, le dialogue, l’échange et la considération partagée, alors que chez l’homme il passe avant tout par le langage corporel, la caresse, l’intimité sexuelle. D’où les difficultés, les malentendus que je pointe au passage. Autre défi qui repose sur le couple : celui de concilier sans cesse l’amour et le désir alors que l’un et l’autre suivent des logiques différentes, ont des langages différents.


Dans un premier temps et pour la plupart des individus, il est vrai que le couple va pouvoir répondre à cette injonction puisqu’il sera le lieu de nombreuses satisfactions apportant d’une part la stabilité, la sécurité, la protection dont a besoin l’amour  et d’autre part l’intimité sensuelle et sexuelle, le pétillant dont a besoin le désir ! Mais c’est sans compter avec l’usure, les habitudes et l’arrivée des déceptions. Avec la venue des enfants, la surcharge des responsabilités et obligations tant vis-à-vis de l’extérieur que de l’intérieur, mais aussi et surtout le tarissement du dialogue,  il semble que l’intimité et la complicité s’effilochent de plus en plus en plus et que l’on assiste à la déperdition de tout ce qui faisait l’enthousiasme de départ. Nombre d’observations nous amènent à penser que la logique inévitable du couple va dans ce sens : qu’avec le temps, la dialectique de l’amour et du désir prend une tournure particulière et que ces deux courants finissent par se séparer puisqu’ils ne relèvent pas de la même logique. Le désir, lui, pour se maintenir a besoin de neuf, de peps, de surprise alors que l’affection amoureuse, pour se déployer a besoin de certitude, de continuité, d’approfondissement et de réciprocité.


Autrement dit, si l’amour a besoin de proximité, le désir lui a besoin de distance. Un feu pour brûler  a besoin d’air. Et donc pour le reprendre sur le mode du paradoxe avec les mots d’E. Perel : « il est bien difficile de susciter l’excitation, l’attente et le désir chez la personne dont on attend par ailleurs confort et stabilité ! » et d’ajouter « mais ce n’est pas impossible » !


Besoin de lien et d’indépendance


Autre paradoxe ou contradiction. Au cÅ“ur de chacun coexiste le besoin de lien, besoin d’être ensemble autant que le besoin  de distance, d’indépendance. Et si le couple ou la famille est un lieu d’attachement, un lieu de découverte de la différence, un lieu d’apprentissage de la négociation, un terreau d’expériences multiples, il existe conjointement le besoin de se sentir libre et autonome, le besoin d’avoir un sentiment d’existence en dehors de l’autre.


Autant cette aspiration à vivre l’amour au sein du couple et de la famille correspond à une chose profonde, autant il peut s’y déployer des manÅ“uvres pernicieuses et négatives.
Quand l’amour est égal à contrôle, maîtrise de l’autre, quand l’amour est synonyme d’étouffement, quand le nid protecteur devient synonyme de prison, quand l’un instrumentalise l’autre, alors on finit par se rebeller et se refuser d’endurer cela plus longtemps. Et à l’inverse, que de difficultés, lorsque par peur d’être seul ou abandonné, on maintient une relation nocive. Je pense ici à toutes les formes de relation d’emprise.


A propos du besoin d’être aimé et reconnu


Au sein de la relation, homme et femme ont des attentes différentes. Ce qui apparaît de façon générale, au travers des récits de couples, c’est que le manque et donc la plainte exprimée va se placer chez la femme autour de son besoin d’être reconnue. Regardée, considérée, reconnue pour ce qu’elle fait, ce qu’elle assure et ce qu’elle est, alors que chez l’homme ça se place autour de son besoin d’être aimé.


C’est le regard du père qui fait la femme ou plus exactement qui invite sa fille à devenir une femme. Or, comme dans beaucoup de situations, le père a été absent, elle va réclamer à son conjoint ce dont elle a manqué. Elle va le réclamer haut et fort…. Et si la réponse de l’homme n’est pas adéquate, elle s’indignera  et le vivra comme du non-respect.


Quant à l’homme, son besoin de reconnaissance étant le plus souvent rencontré dans son milieu professionnel ou par ses pairs, c’est bien plus son besoin d’être aimé qui est ressenti dans la sphère privée et mis à mal lorsqu’il manque d’intimité, notamment sexuelle.


Je me souviens de Julien qui en consultation disait « Je fais partie de ces maris modèles, c’est moi qui m’occupe de la maison et des enfants le soir, puisque mon épouse travaille en soirée… De tout cela elle me remercie, mais moi je souffre tellement de ne pas être désiré sexuellement. J’aimerais tellement qu’elle vienne un moment dans mes bras ou seulement passer sa main dans mes cheveux ! »


Devenir une famille !


Autre grand défi dans cette sphère privée, celui de passer de deux à trois. Quand l’enfant arrive, par surprise ou par souhait, c’est à une grande révolution que nous avons affaire. Révolution sans précédente puisque pour la première fois la femme devient mère, l’homme devient père. Et devenir parent n’est pas simple de toute évidence. « Cela bouleverse et modifie profondément notre rapport à presque tout ce qui nous entoure : la perception de nous-mêmes, nos relations aux autres, les priorités se déplacent, les rôles sont redéfinis, et l’équilibre entre liberté et responsabilité s’en voit perturbé. » Il s’agit donc d’un travail, j’entends travail psychologique, qui ne se fera pas sans peine et qui demandera du temps, beaucoup de temps.


Alors, imperceptiblement la femme devenue mère va s’investir affectivement et concrètement dans sa relation à son bébé, à son et ses enfants… Et si le père le fait aussi, ce sera davantage sur le versant de sa responsabilité. Il voudra gagner plus d’argent, il aimera apporter un nid protecteur à cette nouvelle famille… Là aussi les dérives sont multiples.. le père de plus en plus occupé à bien faire et de plus en plus seul dans cette tâche et la mère de plus en plus occupée à ses enfants et de plus en plus seule, livrée à elle-même pour le bien-être des enfants et l’organisation du ménage. Chacun donc va y aller de son ajustement intérieur mais souvent sans le communiquer à l’autre.


Mais il est vrai que pour la plupart, homme et femme prennent très au sérieux leur rôle de parent et y réussissent bien, parfois (au prix de sacrifices importants) au détriment de ses propres besoins. Car s’il est vrai que la famille apporte des satisfactions, un épanouissement et le sentiment de réalisation, elle ne répond pas souvent à cet impératif de bonheur qu’il faudrait afficher.


Autre constatation, dérive…Pour beaucoup de couples, la responsabilité et les satisfactions parentales occupent tout le champ et ils en oublient leur relation à deux. Le constat est amer : le couple parental s’est maintenu et le couple conjugal s’est perdu. Bien des couples arrivent alors en crise… comment ranimer la relation ? Qu’allons-nous devenir, une fois les enfants partis de la maison, puisqu’il n’y a plus rien entre nous ? Le départ prochain des enfants, amène chez l’un et l’autre une réelle l’angoisse.


Le rapport à soi, à l’autre, à la famille


J’aurais pu reprendre ici les grandes étapes de la vie du couple et de la famille pour montrer d’abord que cette longue période de vie n’a rien d’un long fleuve tranquille et qu’à chaque étape, à chaque évènement, il revient à chacun et chacune un travail où il s’agira de renégocier sa place, son rôle, de redéfinir ses aspirations. Travail donc d’aménagement,  de réajustement, de négociation et de redéfinition et cela selon trois axes que je nommerai : le rapport à soi, le rapport à l’autre et le rapport à la famille. Qu’elle soit la famille d’origine, la belle famille, la famille que nous avons construite, ou la famille recomposée.


La différence,  l’altérité


Enfin, dans le cadre des relations affectives et privilégiées que sont le couple et la famille,  il me semble que le travail le plus difficile qui revient à chacun d’entre nous soit la rencontre de la différence de l’autre. Il est relativement aisé d’accepter et d’accueillir la différence de point de vue, de caractère, lorsqu’il s’agit de relations au travail, de camaraderie, de potes ! Mais reconnaitre, accepter et intégrer la différence de son partenaire, de son enfant est une autre affaire. Car la différence, ça dérange, ça oblige, ça contraint. Bref, on la déteste. Car ce qui est souvent ignoré c’est que chacun arrive dans le couple avec son histoire, son bagage éducationnel, ses propres convictions et vérités.


Je suis frappée de la force avec laquelle ça interfère dans la relation : l’un comme l’autre le plus souvent veut imposer sa carte du monde comme seule référentiel… c’est-à-dire  sa vision et son système de croyances ! Avec force, persuasion ou plus subtilement chacun voudrait enlever les lunettes de l’autre  et lui imposer de regarder le monde avec ses propres lunettes. D’emblée, nous pouvons repérer tout ce qui sera mis en Å“uvre pour arriver à… Les rapports et les prises de pouvoir entre eux, les occasions de forçage de l’un, la démission de l’autre, etc.Ainsi donc, pour le formuler positivement, le couple et la famille sont par excellence, un lieu d’apprentissage de l’altérité, apprentissage du respect de la singularité, du dialogue et de la négociation. Mais c’est aussi un lieu de rencontre avec nos désillusions, nos déceptions mais encore avec les renoncements et les deuils que cela implique. Donc tous les aspects mortifères que nous avons tant de mal à vivre.  Il nous revient d’être des trapézistes entre individualisme qui tjrs nous ramène à nous-même  et la solidarité nécessaire à la cohésion des liens.


En conclusion


Pour conclure, je m’appuierai sur les propos de Jean-Michel Longneaux lors du dernier colloque de l’institut de la famille et de la sexualité (IEFS, UCL).


Devant la multiplicité tant des modèles conjugaux que familiaux, chacun est libre aujourd’hui d’inventer sa vie sur mesure. Mais cette totale liberté va de pair avec une grande fragilité de l’individu face aux contraintes sociales. Car les nouveaux modèles ont eux-mêmes leurs contraintes, je les ai énoncés au départ, à savoir la contrainte d’être heureux, comme celle de s’épanouir coûte que coûte sans renoncer à rien. Il y a pourtant, selon Jean-Michel Longneaux, trois aspects indépassables liés à notre condition humaine.
Alors que la société nous prêche que tout est possible, il me faut admettre que je ne suis pas tout, et que je ne peux pas tout… Tôt ou tard, il faudra s’y confronter. Ne fut-ce que par les aléas de santé et les vicissitudes de la vieillesse.


Alors que la société nous dit que nous avons droit au bonheur et à la jouissance et que c’est par le couple et la famille que nous le trouverons, il me faut admettre  finalement que je suis seul(e) dans la vie, que personne ne peut vivre ma vie à ma place.


Alors que les messages commerciaux nous laissent entendre que le bonheur passe par l’acquisition de tel ou tel bien, que nous pouvons être riche et beau et éternellement, il me faut admettre que rien ne m’est dû, et qu’on ne peut rien revendiquer à la Vie.

 

 


 


[1] Cette analyse est rédigée par Sophie Mathot sur base d’une formation assurée par Couples et Familles pour les animateurs de la région pastorale de Charleroi sur le thème « Familles en plein vent . Que vivent les familles d’aujourd’hui ? », les 23 et 24 mai 2008.
[2] L’intelligence érotique. Faire vivre le désir dans le couple. Esther Perel, éditions Robert Laffont, 2007.

 

 

 

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