Analyse 2007-10

A l’heure où la France est en débat à propos d’un projet de loi visant l’immigration, qui contient un amendement sur le recours à des tests génétiques comme preuve de filiation en cas de regroupement familial (le parlement français a adopté ce dispositif le mardi 23 octobre 2007), faisons le point sur les nombreuses questions qui se posent lorsque la science se taille une place importante au sein de décisions politiques et au sein de comportements ayant une conséquence directe (et non la moindre) sur les personnes et sur la famille.


Une protestation humaniste


Des voix s’élèvent de partout : responsables religieux, intellectuels, politiques de droite comme de gauche, artistes se soulèvent et protestent contre ce projet de loi visant à permettre le recours aux tests génétiques dans les politiques de regroupement de familles immigrantes. Les arguments des opposants se rejoignent le plus souvent autour du respect des personnes et de la dignité humaine (certains n’hésitent pas à parler de « purification de la race »). Derrière cette expression ‘choc’ de purification de la race, il est vrai que plusieurs éléments sont à noter pour critiquer cette mesure.


Un des éléments central est le fossé qu’il peut y avoir entre la génétique et la vie d’une famille. Outre le fait que ces tests pourraient révéler une paternité extra-conjugale (qui pourrait susciter bouleversements, déséquilibres ou déchirement familiaux [1]), qu’en sera-t-il des familles recomposées, où l’on a pris en charge un neveu ou une cousine dès la naissance, des familles culturellement éloignées de notre cellule familiale occidentale (papa, maman, frères et sÅ“urs), familles où la notion de protection et de bienveillance que l’on doit à ses ancêtres, à ses cousins, oncles ou tantes, etc. est bien différente de la nôtre ? On condamne donc le fait que cette mesure ne pourra pas prendre en compte les réalités et les situations familiales multiples.


Lorsque l’on s’interroge sur le bien-fondé et les dérives possibles d’une telle mesure, il est souvent d’usage de se tourner vers un pays où l’on a déjà recours à ce type de pratiques. C’est le cas en Belgique...


Et en Belgique ?


C’est déjà depuis quatre ans, en Belgique, qu’une loi autorise le recours à ces tests génétiques dans le cadre de regroupements familiaux de réfugiés. La polémique actuelle française a permis au grand public belge de prendre connaissance et conscience de cette mesure gouvernementale et de ses modalités. Quant aux acteurs et aux observateurs sur le terrain, les avis divergent...


En ce qui concerne les responsables du regroupement familial au sein de l’Office des étrangers, le contexte belge n’a rien de comparable avec ce que propose le gouvernement français. La mesure belge aurait d’abord été prise pour suppléer un manque de documents administratifs bloquant les procédures permettant à toute personne étrangère, autorisée à s’établir définitivement en Belgique, de se faire rejoindre par son conjoint et ses enfants (depuis la loi du 15 décembre 1980). Ce manque de documents peut souvent être expliqué, dans certains pays en voie de développement, par l’inaccessibilité, l’inexistence ou encore la destruction des registres d’état civil. Ensuite, l’Office des étrangers insiste sur le fait que la procédure de tests a été mise en place suite à une concertation avec les différents acteurs du secteur : le gouvernement, les affaires étrangères, des avocats, des éthiciens, etc. Et enfin, cette démarche aurait été pensée dans un souci de protection des personnes, surtout des enfants, d’aide et de prévention d’abus aux demandeurs d’asile, et non dans un contexte de limitation de l’immigration ou d’immigration choisie. La responsable du regroupement familial au sein de l’Office des étrangers, Anne Sterpin, déclare d’ailleurs à ce propos que l’Etat a passé un contrat avec l’hôpital universitaire Erasme pour mener ces tests dans un projet pilote, qui est évalué continuellement. En quatre ans, elle affirme que sur 3578 demandes de tests, 2725 ont donné lieu à une analyse complète et que dans 92,8% des cas, les tests se sont soldés par un résultat positif [2]. Cette procédure ADN ne doit être mise en route que lorsque toutes les autres voies légales ont été explorées et elle ne doit jamais être obligatoire. L’Office des étrangers présente d’ailleurs cette procédure comme une dernière chance, un « plus » que l’on peut offrir aux demandeurs d’asile.


Du côté de la Ligue des droits de l’homme, on note qu’au départ, les avocats et les ONG étaient plutôt favorables à ces tests qui permettraient de concrétiser un regroupement familial lorsque le système d’état civil d’un pays était défaillant ou lorsqu’il y avait de forts soupçons de fraude. Cependant, la Ligue regrette que la pratique devienne de plus en plus systématique, mettant souvent en doute la validité des documents livrés. Le test devient de plus en plus une preuve obligatoire et non une preuve de suppléance [3].


De plus, l’accent doit être mis sur ce que peuvent vivre ces candidats au regroupement. Les personnes qui ont témoigné à ce sujet parlent surtout de doutes et de malaises conjugaux (« Finalement, s’agit-il bien de mes enfants ? »), mais aussi de tracas administratifs et de drames financiers (les coûts de la procédure sont à la charge des demandeurs).
De nombreux autres éléments, comme ceux soulevés dans le débat français (comme le fossé entre la paternité et la maternité génétique et sociale, la prise en compte des systèmes culturels, etc.), nous amènent à penser qu’une vive vigilance citoyenne doit être de mise en ce qui concerne cette arrivée de la génétique au sein de certains organismes décisionnels et en ce qui concerne le rôle envahissant qu’elle pourrait prendre.


La fin de l’incertitude paternelle


La polémique sur le recours à ces tests génétiques permet aussi de pouvoir approcher un phénomène social que certains décrivent comme alarmant. L’ADN au service d’une politique d’immigration ne représenterait que la partie émergée (parce que politique) de l’iceberg. La partie immergée pourrait toucher directement nos familles !


Toujours dans le domaine de l’identité génétique, il est désormais possible et très facile, Internet aidant [4], de se procurer un test de paternité vous permettant de connaître avec certitude votre filiation biologique. Contrairement à la France où cette pratique est interdite en dehors des procédures judiciaires, rien dans la législation belge n’interdit ou régule de telles pratiques, malgré certains cris d’alarme poussés par quelques politiques, citoyens ou encore par le comité consultatif de bioéthique.


Il est facilement imaginable qu’une fois l’information génétique obtenue, elle puisse être propice à mener au conflit : justifier des soupçons d’infidélités, aviver des querelles autours de pensions alimentaires ou d’héritage, etc. Mais que faire ensuite de cette connaissance et quelles conséquences cette information génétique peut-elle avoir ? Il faut donc s’interroger sur les retombées pour les enfants, pour les familles dont il est question.


Jean-Jacques Cassiman, le directeur du Centre de génétique humaine de l’Université de Leuven, pense que l’accès à ce type de « vérité biologique » risque de mener aux antipodes de ce que peuvent parfois promettre certaines entreprises d’analyses génétiques (promesses de paix de l’esprit et de fin de troubles émotionnels et familiaux). Nous pouvons facilement imaginer que le recours aux tests, dans un des conflits que nous avons cité plus haut, ne fera qu’amplifier ou de déplacer le problème. Nous pouvons aussi craindre que la filiation et le lien biologiques deviennent de plus en plus valorisés, au dépens de la paternité et des liens familiaux sociaux.


Cette vision de la filiation, réduite à son aspect biologique, n’est en plus pas compatible avec les évolutions que connaissent nos structures familiales. Alors que se multiplient les familles monoparentales, recomposées, homoparentales, alors que se multiplient les moyens alternatifs d’avoir un enfant (adoption, procréation in vitro, mères porteuses, etc.), quel sera le poids et le rôle de cette valorisation de la paternité biologique ? De nombreuses questions peuvent également se poser au point de vue juridique : comment le législateur parviendra-t-il à régler des conflits qui se multiplieront entre pères génétiques et pères « sociaux » ? Et cela dans les intérêts des enfants ?


Que penser ?


Certes, il ne faut pas se détourner de la science et de ses progrès. Mais jusqu’à quel point peut-on accepter son intrusion dans le règlement de questions qui portaient encore hier à débat ou à un long processus de réflexion ? Nous allons vers une société « génétisée », « scientisée » où bientôt notre passeport génétique ne laissera aucun doute sur notre identité, où l’on pourra nous identifier jusqu’à notre plus petite anomalie génétique. Il est certain qu’un cadre et des balises éthiques, qu’une prise en compte de ces nouvelles données psychologiques, de ces nouveaux comportements, seront nécessaires afin que perdurent avant tout, dans cet envahissement, les aspects humains. Cela pourrait commencer par le fait de lutter contre les dérives belges à l’utilisation de ces tests, notés par les observateurs du terrain, et d’exiger que le recours à ces tests se limite strictement à l’absence de documents probants. Cela peut aussi s’exprimer dans le fait de toujours garder en tête cette question : « Où s’arrête-t-on ? », afin d’éviter d’autres dérives possibles provenant du fait de ficher, de répertorier, de catégoriser des individus sans autre critère que la génétique [5].

 

 


[1] Cet argument s’opposant à la mesure a été entendu puisque le ministre de l’Immigration a accepté que la recherche de filiation s’effectue à partir de la seule mère plutôt qu’avec le père.
[2] Voir « Le titre de séjour grâce à l’empreinte génétique », article de Hugues Dorzée dans Le Soir du 25 octobre 2007.
[3] Certains craignent aussi que ce moyen de preuve, initialement au service des familles, ne devienne petit à petit un élément limitatif de plus dans l’ensemble des mesures belges. Ceci peut être défini, selon eux, comme une atteinte au droit à vivre en famille (droit de la convention européenne des droits de l’homme).
[4] Sur les moteurs de recherche les plus courants, le mot-clé “test de paternité” donne lieu à plus de deux millions d’entrées. Pour un nombre considérable d’entre elles, il s’agit de sites de laboratoires étrangers (suisses, allemands, néerlandais, etc.) qui proposent leurs services en ce qui concerne les tests de paternité.
[5] Analyse réalisée par Marie Gérard, Couples et Familles

 

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