Analyse 2008/02

On dénonce souvent le phénomène contemporain de l’enfant-roi, entouré d’adultes qui se mettent au service de son épanouissement. Cette situation est-elle source de violence, comment en est-on arrivé là et que faire pour éviter de telles dérives ?


Quelle violence ?


Cette approche se place dans le cadre d’une éducation quotidienne et n’envisage pas les faits de grande violence, qui sont de l’ordre de la délinquance. L’enfant-roi peut devenir délinquant, mais cela reste exceptionnel. On a souvent l’impression que les faits de violence, en particulier ceux dont les jeunes sont les auteurs, sont en constante augmentation. Mais il ne faut pas dramatiser. Il y a toujours eu de la violence, il y a toujours eu des jeunes qui se promenaient avec un couteau en poche. On peut même dire que les faits de violence étaient plus fréquents jadis. Aujourd’hui, le moindre fait de violence est médiatisé et est devenu de ce fait insupportable. L’être humain, par essence, naît avec une certaine dose d’agressivité. Elle lui est nécessaire pour grandir. Les petits enfants qui n’ont pas cette agressivité, ne fut-ce que pour réclamer leur biberon ou le sein de leur mère, sont des enfants qui se laissent mourir... Cela existe. L’agressivité est donc nécessaire, mais nous vivons dans une société qui voudrait que l’agressivité n’existe pas ou en tout cas qu’elle ne gêne pas, qu’elle n’envahisse pas les rapports humains. Bien sûr, l’objectif à atteindre est de canaliser les pulsions agressives. C’est à cela que sert la démocratie : pouvoir se parler, se rencontrer, élire des personnes pour nous représenter, utiliser cette force incroyable de la parole pour transcender les pulsions agressives. Si on se laisse envahir par l’agressivité, on revient à la barbarie, à la loi du plus fort. C’est un peu le sentiment que l’on a parfois face aux enfants que l’on appelle les enfants-rois. Mais comment en est-on arrivé là ?


On ne dresse plus les enfants


Hier, on élevait les enfants un peu comme des petits chiens, on les « dressait à la baguette » , on les enfermait à la cave en cas de désobéissance, on les sanctionnait pour un pipi au lit. Le martinet était présent dans la plupart des familles et la seule évocation du retour du père à la maison suffisait le plus souvent à calmer les esprits. Aujourd’hui, on n’utilise plus le martinet et les enfants ne vivent plus dans la peur du père, de l’autorité et de la force qu’il représente. Nous vivons dans une société qui respecte les enfants, où le regard sur les enfants a changé. On essaie de les comprendre, on essaie de les aider à grandir. Mais les enfants, eux, passent leur temps à provoquer les parents, à tester leurs limites : ces derniers doivent donc apprendre à gérer leur propre violence, leur envie de réagir avec violence.


Pourquoi est-il si difficile de mettre des limites ?


Qu’est-ce qui fait qu’il est aujourd’hui si difficile de dire non à un enfant, de lui mettre des limites, de lui donner des repères ? La plupart des parents actuels, mais aussi les professionnels de l’éducation, sont habités d’un grand rêve : l’idée que, si on leur explique, les enfants vont comprendre et accepter qu’on leur mette des limites, qu’on leur fixe des règles. Mais ce n’est qu’un rêve impossible. Pourquoi ? Simplement parce que les enfants et les adolescents fonctionnent selon ce que les psychologues appellent le principe de plaisir. Pour les enfants qui viennent au monde, tout est possible, tout est passionnant, tout doit être essayé, testé, vérifié. Ils n’ont aucune notion de ce qui est permis ou interdit. Il faut le leur définir.


Petit exemple. J’assistais il y a une quelque temps à un spectacle donné par des amis. Dans le spectacle, un couple chantait une chanson d’amour. Ils se rapprochaient doucement pour simuler un baiser et s’arrêter à un millimètre l’un de l’autre. Juste avant d’applaudir, on entend la voix d’une petite fille de six ou sept ans qui dit : « ils font semblant ! ». Les adultes savent que c’est du théâtre. Mais la réaction de cette petite fille nous rappelle qu’un enfant observe et analyse sans cesse le monde qui l’entoure. Ce n’est que petit à petit que les enfants se rendent compte qu’il y a une certaine distance entre les personnes, qu’il y a des personnes qu’on embrasse et d’autres qu’on ne peut pas embrasser comme ça, et puis ceux qu’on doit subir, comme la vieille tante qui ne sent pas bon, mais dont maman a dit qu’il faut être polie et lui faire un bisou aussi. Tous ces codes, les enfants doivent les apprendre, alors que les adultes les ont tellement intégrés qu’ils n’y pensent même plus. Les enfants ne connaissent pas ces codes et n’ont donc a priori aucune raison de les respecter. Et quand ils en prennent conscience, ils les interrogent : « Pourquoi ce code-là et pourquoi pas un autre ? ». L’anecdote ci-dessus illustre le fait qu’un enfant est continuellement en train de décrypter la réalité et d’essayer de comprendre ce qui est juste ou non, ce qui est permis ou non, ce qui est acceptable ou non. C’est au parents de transmettre ces codes. Le problème, c’est que nous vivons aujourd’hui dans un rapport à l’enfant où nous désirons qu’ils soient bien dans leur peau, épanouis, heureux. Quand on interroge des parents et qu’on leur demande : « Pour vous, c’est quoi être parents ? », ils répondent le plus souvent : « C’est faire le bonheur de mes enfants ». Cela paraît une évidence.


Du principe du plaisir au principe de réalité


Mais c’est très différent de ce qui se passait jadis. Il y a 100 ans, la mortalité infantile était telle que les parents s’attachaient moins aux enfants, ils prenaient une espèce de distance parce qu’un enfant pouvait mourir à la naissance, à deux mois, à deux ans... Les parents vivaient moins dans l’obsession du bonheur et du bien-être de l’enfant. Ils étaient surtout attentifs à ce qu’il s’adapte à la vie, aux difficultés de la société. Aujourd’hui, on fait presque l’inverse, on essaie de rendre la société conforme à nos enfants. La mortalité infantile a diminué de façon extraordinaire. On a un ou deux enfants et on espère qu’ils soient le mieux possible : beaux, intelligents et qu’ils soient bien soignés... à cause du regard des autres. Les enfants savent très bien que leurs parents se préoccupent du regard des autres : en général quand un enfant fait une bonne colère à la caisse d’une grande surface parce qu’il veut telle ou telle chose, il sent très bien que son père ou sa mère est en situation de fragilité parce que tout le monde les regarde, qu’il craint les réactions : « Tu as vu comment il élève son gosse ? J’espère qu’il va lui mettre une claque » ou au contraire « Pauvre petit, mais pourquoi il ne lui donne pas ce chocolat ? ». En général, le père ou la mère finit par céder pour que ça se calme. La logique des enfants est de vérifier où sont les limites. Les parents doivent continuellement les amener qu’à côté du principe de plaisir, il y a son pendant, le principe de réalité : tout n’est pas permis, tout n’est pas possible, que ce soit par rapport à nos voisins, à notre métier, à notre couple...


Les parents ont peur de ne plus être aimés


Vouloir faire le bonheur de ses enfants peut devenir une sorte de tyrannie du cÅ“ur, quand les parents les aiment au point d’en perdre la raison. L’enfant roi est un enfant qui a des parents qui l’aiment, mais qui ne savent plus exactement ce qu’aimer veut dire. Aimer et éduquer, ce n’est pas la même chose. Les parents sont peut-être les plus mal placés pour éduquer leurs enfants, parce que, pris dans des liens affectifs, ils ont du mal à prendre de la distance. Les professionnels qui s’occupent d’enfants ont cette distance et éduquent plus facilement les enfants sans se culpabiliser de faire souffrir le « petit lou », de ne pas être gentil avec lui, sans craindre qu’il ne les aime plus. Les parents sont souvent habités par l’idée que s’ils disent non à un enfant, il risque de réagir agressivement et de ne plus aimer ses parents. Les parents sont tout le temps confrontés à ce travail d’éducation de l’agressivité qui peut se transformer en violence. La violence fait peur et on essaie donc de l’éviter, par exemple en disant oui quand on devrait dire non ! En général la réaction de l’enfant est beaucoup plus agréable : on reçoit un grand sourire, voire un merci. Mais même cela n’est pas automatique, parce qu’à force de répondre aux souhaits de l’enfant, il en vient à trouver cela normal et à ne plus voir la nécessité de remercier. A ce moment, on est bien dans le scénario de l’enfant roi : on déroule le tapis rouge devant le petit enfant couronné... Et cela peut générer une autre violence, parce que quand on dit systématiquement oui à un enfant, il en vient à penser que tout est possible, ce qui est très angoissant pour lui. Mais cette angoisse intérieure est beaucoup moins apparente que la colère ou les claquements de porte qui suivent un refus, réactions qui amènent souvent les parents à se trouver trop durs et à revenir finalement sur leur non.


Les parents ne sont pas démissionnaires


Cette analyse n’est pas une critique facile du comportement des parents. Certains professionnels affirment un peu vite que les parents sont « démissionnaires », qu’ils ne font plus leur boulot. Mais les parents ne sont pas démissionnaires. Ils se posent des questions et ont envie de faire le bonheur de leur enfant, mais ils se trompent de route. Ils ne se positionnent plus en tant que responsable d’autorité mais en tant qu’aide à grandir dans le sens le plus agréable du terme, c’est-à-dire faire plaisir, faire en sorte que l’enfant soit épanoui, heureux. Habités par ce souci, ils préfèrent laisser au second plan la partie la plus difficile de l’éducation : ce qui est de l’ordre de la frustration, ce que l’on doit imposer, l’apprentissage des règles, des lois, du respect des autres. Et on se retrouve face à des enfants sans limites, sans cadre, qui courent partout et auxquels on finit par mettre des étiquettes : hyperkinétique [1] , hyperactif, trouble de l’attention... Il y a 25 ans ou 30 ans, on parlait de caractériel, d’enfant téflon, parce que sur les casseroles en téflon tout glisse : quand on leur disait quelque chose, on avait l’impression qu’ils n’entendaient pas, tout glissait comme sur le dos d’un canard. Ce sont des enfants qui sont dans leur réalité à eux, qui ne rentrent pas dans notre principe de réalité, et donc dans la société dans laquelle peu à peu ils entrent. Ce sont des enfants qui, dès la crèche, ne sont pas à l’écoute de l’adulte puisque de toute façon, les adultes qu’ils ont connus, ils ne les écoutaient pas non plus. Ces enfants n’écoutent plus rien, comme s’ils vivaient tout seuls dans leur monde, ils font ce qu’ils veulent. Jadis, il y en avait un par école, aujourd’hui il y en a 5 par classe !


Enfant et adulte ne sont pas égaux


Nous ne sommes plus à l’ère de l’enfant chien, à dresser comme un petit animal. Nous sommes à l’ère de l’enfant sujet. Françoise Dolto insistait sur le fait que l’enfant est une personne, qui mérite notre attention, à qui l’on peut parler et expliquer ce que l’on attend de lui. Mais on n’a entendu que la première partie de ce qu’elle disait. Considérer l’enfant comme un sujet, c’est aussi l’aider à entrer dans une société où nous sommes tous des sujets. Et les parents, paradoxalement, face à des enfants à qui ils laissent tout faire, ne se positionnent plus en tant que sujets. Un enfant doit respecter ses parents et éducateurs en tant que sujets. On est parfois dans cette espèce de logique où les droits de l’enfant font que les enfants ont tous les droits. Or, le premier droit de l’enfant, c’est d’être éduqué et être éduqué cela suppose toujours qu’il y ait un éduquant, qu’il soit parent ou éducateur professionnel, et un éduqué, l’enfant. L’un et l’autre se sont pas à la même place. L’enfant n’est pas l’égal de ses parents. Il est égal dans sa dignité d’être humain, mais il n’est pas égal en âge et en statut et doit rentrer dans les codes avec lesquels nous vivons. Le rôle des parents est de lui transmettre ces codes, et donc de le mettre dans l’obligation d’accepter de nous considérer à la place qui est la notre.


Pas du pouvoir mais de l’autorité


Il ne s’agit pas là de pouvoir mais d’autorité. « Le pouvoir c’est la coercition que j’exerce vis-à-vis de quelqu’un. Je suis le maître, et il est mon esclave. » C’est ça, prendre le pouvoir et ça se fait toujours en force. L’autorité, c’est le crédit que me donne celui auprès de qui je me mets en position de serviteur. C’est parce que je suis au service de l’enfant que je prends une place d’autorité, parce que je sais des choses que lui ne sait pas encore. Mon travail est de l’aider à grandir en jouant de cette autorité qu’il doit évidemment me reconnaître. Si nous avons aujourd’hui des difficultés à faire accepter des règles à un enfant, c’est que nous avons l’impression d’utiliser un pouvoir sadique. Comme l’adulte est le plus fort, nous considérons qu’il est scandaleux d’en profiter pour imposer quelque chose à l’enfant. Mais il faut bien voir que l’on ne se situe pas dans une situation de dualité avec l’enfant. Il n’y a pas que lui et moi. Il y a un tiers : la loi. Lui comme moi vivons dans une société qui possède ses règles, ses lois, ses interdits. Lui comme moi devons nous y soumettre. Nous ne l’imposons pas à l’enfant par sadisme personnel. Les parents devraient mesurer à quel point les règles qu’ils donnent, les interdits qu’ils mettent, les obligations et même les punitions quand elles sont nécessaires, ils ne le mettent pas par sadisme personnel, mais simplement parce que c’est la seule manière d’arriver à vivre ensemble dans la société [2] .

 

 


 

[1] Il existe bien sûr des enfants véritablement hyperkinétiques, mais ils sont rares. On utilise souvent cette étiquette pour des enfants qui, en raison de leur éducation, sont tout simplement incapables d’intégrer des règles de vie en société.
[2] Texte rédigé par José Gérard (Couples et Familles), au départ de la rencontre débat animé par Philippe Béague, président de l’Association Françoise Dolto.

 

 

 

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